Previously | L'exposition « Effets spéciaux, crevez l’écran ! » prend place en ce moment à la Cité des sciences. L'occasion de s'intéresser aux origines des effets spéciaux, apparus quasiment en même temps que le cinéma. Quels étaient les ancêtres de l’écran vert ?

Avec un siècle de recul, on pourrait s’imaginer que les effets spéciaux de Buster Keaton nous paraîtraient un brin ostentatoires. Il n'en est rien. L'exposition "Effets spéciaux, crevez l’écran !", à la Cité des sciences, propose d'ailleurs de redécouvrir les trucages qui se cachent derrière les effets spéciaux, des plus anciens aux plus récents. L'occasion de vérifier que les trucages des débuts du cinéma n’ont pas si mal vieilli. Mais comment, au juste, les premiers truqueurs se sont-ils invités derrière la caméra ? Réponse avec le journaliste et scénariste Pascal Pinteau, auteur d’une véritable bible sur les effets spéciaux intitulée “Effets spéciaux : deux siècles d’histoire”.
Georges Méliès : le père des effets spéciaux
Quand Georges Méliès découvre le cinématographe, il tente immédiatement d’obtenir auprès des frères Lumière un exemplaire de leur caméra. Sans succès. “Les Lumière, peut-être, avaient déjà bien compris l’intérêt commercial qu’il y avait à garder leur machine pour eux”, précise Pascal Pinteau. Dépité, Méliès s’obstine et achète un autre procédé auprès d’un ami anglais, puis fonde sa propre société de production, la “Star Film”. Lui-même prestidigitateur, il reproduit derrière la caméra les trucs qu’il réalise sur scène : “Par définition les magiciens inventent toujours de nouveaux tours, de nouveaux trucs. C’est l’esprit du magicien de music-hall : Méliès a inventé le trompe-l’œil au cinéma. Il a réussi, avec tout son savoir-faire d’artiste, de dessinateur, de créateur d’effets spéciaux, à transposer la magie du music-hall au cinéma”.
Parmi les premiers procédés de trucages portés à l'écran, la naissance du "trucage par substitution" relève du mythe, sans qu'on sache bien si l'anecdote contée par Méliès est réellement arrivée :
Un blocage de l’appareil dont je me servais au début produisit un effet inattendu un jour que je photographiais prosaïquement la place de l’Opéra : une minute fut nécessaire pour débloquer la pellicule et remettre l’appareil en marche. Pendant cette minute, les passants, omnibus, voitures, avaient changé de place bien entendu. En projetant la bande ressoudée au point où s’était produite la rupture, je vis soudainement un omnibus Madeleine/Bastille changé en corbillard, et des hommes changés en femmes. Le truc à substitution, dit truc à arrêt, était trouvé !
Le procédé n’était pas nouveau, puisqu’il avait déjà été utilisé dans le film “L'Exécution de Mary, reine des Écossais”, où un mannequin était substitué à l’actrice juste avant qu’elle ne soit décapitée par son bourreau. “C’est un des premiers effets “gore” au cinéma, explique Pascal Pinteau. Georges Méliès va reprendre ce truc de façon très proche de ses propres numéros de magie. Pour “L’Escamotage d’une dame au théâtre Robert Houdin” (1896), plutôt que d’utiliser une trappe, il arrête la caméra, l’actrice s’en va, et on a l’impression qu’elle s’est vaporisée.”
Très rapidement, Méliès ajoute à ses films des décors en trompe-l'œil et multiplie les effets spéciaux. Dans “L’Homme à la tête de caoutchouc” (1901), il met en scène un savant fou gonflant une tête à l’aide d’un soufflet. Pour obtenir cette impression, il est l’un des premiers à utiliser la technique du cache et du contre-cache, qui consiste à filmer en dissimulant à la lumière une partie de la pellicule, puis de la rembobiner pour filmer à nouveau, en cachant cette fois la partie déjà enregistrée. De cette façon, Méliès crée une image composite. Couplée à un effet de travelling, le prestidigitateur parvient ainsi à créer la sensation d’une tête qui grossit :
La technique du cache/contre-cache fera long feu. Elle est l’ancêtre par essence du fond vert maintenant utilisé pour pour les effets spéciaux numériques. On la retrouve dans tout un pan du cinéma, y compris chez Buster Keaton : dans “Sherlock Jr.”, c’est ainsi qu’est simulé son passage sur un pont et les toits de deux camions. Si la première partie de cette scène résulte d'un trucage, la cascade de la seconde partie a quant à elle bien été réalisée par Keaton :
Buster Keaton seamlessly combines a matte shot and a crazy stunt in Sherlock Jr. (1924) pic.twitter.com/kSA9hMkcQg
— Silent Movie GIFs (@silentmoviegifs) January 7, 2017
A écouter : Buster Keaton, le pionnier de l'extrême (Une vie, une oeuvre)
Metropolis : des effets miroir
Le chef d’œuvre de Fritz Lang, "Metropolis" (1927), fait la part belle aux effets spéciaux, à commencer par les maquettes de la ville. Pour donner une illusion de grandeur, les animateurs déplacent, millimètre par millimètre, au milieu de maquettes de 3 m de haut, les voitures et avions qui se meuvent dans les artères de la ville. “Tout ça a été fait image par image, par une équipe de 10 animateurs : il leur fallait une journée de travail pour obtenir 5 secondes de film”, raconte Pascal Pinteau.
Wire and tiny models were used to bring the city to life in Metropolis pic.twitter.com/LdI3k5flYj
— Silent Movie GIFs (@silentmoviegifs) January 10, 2017
Mais le réalisateur souhaite insérer des images de comédiens au cœur de ces maquettes miniatures. Son chef opérateur, Eugen Schuffan, invente alors la technique qui portera son nom : grâce à un astucieux jeu de miroirs en partie transparents, il parvient à créer une image composite des acteurs et des décors. Il place ainsi les acteurs à l’autre bout du plateau, à une dizaine de mètres pour que les échelles soient respectées, et inclut leur reflet dans la prise de vue. L’illusion, à l’époque, est saisissante.

Dans son film “Chantage” (1929), Hitchcock utilise également ce procédé, lorsqu'il manque de lumière pour tourner à l’intérieur du British Museum. Il préfère donc prendre des photos des pièces où il souhaite tourner sa course-poursuite, et utilise l’effet Schüfftan pour inclure les acteurs dans les photos, à l’aide du jeu de miroir.
King Kong : l'animation image par image
En 1933, le combat de "King Kong" face aux dinosaures de Skull Island rencontre un grand succès. Le responsable des effets spéciaux du film, Willis O'Brien, a commencé à donner vie à ses créatures dès 1913 : alors qu'il conçoit des maquettes dans le cabinet de l’architecte principal de l’Exposition universelle de San Francisco, il crée, lors d'une pause, une statuette de boxer munie d'un squelette en fil de fer. Il comprend rapidement, alors qu'il s'amuse, qu'il pourrait réaliser des films d'animation image par image. Avec 24 images par seconde, il s'agit d'un travail long et fastidieux, mais le résultat est, à l'époque, saisissant.
Rapidement, O'Brien impose sa technique et les dinosaures animés du "Monde Perdu", sorti en 1925, font de lui l'un des grands noms des effets spéciaux. Il est recruté par Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack pour participer au "Projet 601" : il crée alors la marionnette de King Kong, haute de 80 cm et couverte de fourrure de lapin. Pour animer la marionnette image par image, les pieds du gorille sont dévissés et revissés sur des grosses planches de pin munies de milliers de trous. Mais un problème se pose rapidement : le visage de King Kong, trop petit, supporte mal les gros plans. Qu'à cela ne tienne, Cooper décide de faire fabriquer une tête géante : la mâchoire est articulée, les arcades sourcilières également. L'effet est tellement efficace que les réalisateurs font également construire une main géante pour filmer l'actrice, Fay Wray, enserrée en gros plan. Ces premières créations préfigurent de l'animatronique qu'on trouvera dans la seconde version de King Kong, de 1976, ou encore dans le film Jurassic Park.
Pour insérer les acteurs dans les décors, le responsable des trucages optiques, Linwood G. Dunn, a créé un nouveau type de caméra : la tireuse optique. Grâce à elle, il peut, en jouant sur les négatifs et sur des plaques de couleur, ou en filmant les acteurs devant des fonds bleus, réaliser des images composites. Soixante ans plus tard, le vert fluo se substituera au bleu : du cache/contre-cache aux effets numériques, il s'agit surtout d'une technique qui s'est considérablement perfectionnée. Le King Kong de 2005, signé Peter Jackson, était quant à lui entièrement numérique.
Les Temps Modernes : l’art du trompe-l’œil
Le trompe-l’œil n’attend évidemment pas Charlie Chaplin pour apparaître au cinéma, puisque Méliès l’utilisait déjà dans ses propres films. Mais “Les Temps modernes” (1936) illustre parfaitement la façon dont les effets spéciaux bien maîtrisés, sans être ostentatoires, permettent de manipuler la réalité.
Là où les maquettes insistent sur le relief, on peut utiliser des plaques de verre pour changer la perspective de l’image. En 1907, Norman O’Dawn doit réaliser un film sur des missions californiennes, mais face à l’état de délabrement des bâtiments, il fait intercaler une plaque de verre entre la caméra et la façade, sur laquelle un artiste dessine et répare la mission en trompe-l’œil. “De la même façon, poursuit Pascal Pinteau, pour une grande scène de bal, si on agrandit le champ pour obtenir un plan très large, on va voir le grill, l’infrastructure du studio. Pour éviter de voir cet artifice, on va utiliser la technique de la plaque de verre.”
Le trompe-l’oeil est un indispensable des effets spéciaux. Dans “Les Temps modernes”, Charlie Chaplin l’utilise à de nombreuses reprises, suspendant des petites machines au premier plan pour donner la sensation d’immenses dispositifs, ou utilisant la technique de la peinture sur verre pour simuler le vide :
De la même façon, Harold Lloyd dans “Safety Last” jouait très simplement d’un effet de perspective :

L’Odyssée de l’espace : le retour aux effets spéciaux
Si les effets spéciaux n'ont jamais cessé d'exister, l'après-guerre plonge la profession dans la crise, et rares sont les films à surnager. Il faut attendre les années 60 et Stanley Kubrick avec “2001, l’odyssée de l’espace” (1968) pour voir les effets spéciaux retrouver leurs lettres de noblesse. Le réalisateur a à cœur de faire un film scientifiquement correct, et est peu enclin à céder aux artifices “cheap” des films de science-fiction de l’époque. Il consacre donc un budget conséquent à la mise en place des effets spéciaux et embauche une équipe de 25 spécialistes.
Jusqu’au-boutiste, Kubrick fait construire des maquettes de taille conséquente : le vaisseau principal utilisé dans la plupart des plans mesure pas de moins de 16 m de long. Le niveau de détail ainsi atteint permet d’effectuer des gros plans et d’amples mouvements de caméra.
En souhaitant un film réaliste, le réalisateur s’est imposé des contraintes particulières : une célèbre scène voit ainsi un des protagonistes, Poole, faire son jogging sur ce qui semble être les parois d’un couloir circulaire. Pour parvenir à cet effet, Kubrick a fait réaliser un tambour de 12 m de diamètre pouvant tourner sur lui-même à une vitesse de 5 km/h. La caméra, fixée à l’intérieur, tourne autour de l’axe tout en suivant l’évolution de l’acteur, donnant ainsi la sensation que ce dernier échappe à la gravité.
La liste est longue, mais au total, ce sont 205 plans du film qui sont habillés à l’aide d’effets spéciaux. “2001, l’odyssée de l’espace” marque surtout le début d’une nouvelle ère, d’autant que “Star Wars”, en 1977, vient confirmer l’essai : les effets spéciaux sont désormais envisagés comme un aspect à part entière des films, avec un budget et des équipes dédiés. L'avènement des effets spéciaux numériques, dans les années 80, achèvera de changer définitivement la donne.
Bibliographie
Effets spéciaux : 2 siècles d'histoiresPascal PinteauBragelonne, 2015