DISPARITION | Le cinéaste et écrivain Claude Lanzmann, réalisateur du film-référence "Shoah", est décédé ce jeudi 5 juillet. Il avait 92 ans.

L'histoire de Claude Lanzmann, mort ce jeudi 5 juillet à l'âge de 92 ans, est bien souvent résumée à son oeuvre-monument : Shoah. Dans ce documentaire sorti en 1985 et long de 9h30, le réalisateur donnait la parole aux témoins du génocide des Juifs par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale et filmait les lieux des événements. "Je voulais appeler le film pendant un temps Le Lieu et la parole, racontait-il en 1985 sur France Culture, dans l'émission Le Cinéma des cinéastes. C'est en effet essentiel parce que ces lieux vides, ces lieux défigurés, cette sorte de... non-lieu de la mémoire d'une certaine façon se met à vivre par la parole mais les lieux en même temps donnent à la parole une vérité extraordinaire."
A réécouter : tous nos entretiens d'archives avec Claude Lanzmann
Né le 27 novembre 1925 dans une famille d'origine juive d'Europe de l'Est, Claude Lanzmann découvre l'antisémitisme dès le lycée. Son père, très pessimiste, anticipe les événements à venir et apprend à ses enfants à se dissimuler rapidement, dans une cache qu'il a aménagée dans le jardin. Alors qu'il est lycéen à Clermont-Ferrand, Claude Lanzmann s'engage aux jeunesses communistes et dirige un réseau de résistance au sein du lycée Blaise Pascal, comme il le racontait dans A Voix Nue, en 2005 :
Il y avait des catacombes dans ce lycée. On avait très peu d'armes, quelques revolvers, et on s'entraînait la nuit dans des catacombes profondes à tirer au revolver et pour frimer quelques fois, dans nos blouses grises d'internes, on venait avec un flingue dans la poche. Mais moi je n'ai pas beaucoup travaillé cette année-là, trop occupé uniquement à la Résistance.
Le couple, Sartre et Beauvoir
A la Libération, Claude Lanzmann revient à Paris avec sa famille et suit des études de philosophie. Sa lecture de L'Etre et le Néant le bouleverse : "On ne se trompait pas en 1943 sur le sens d'un livre comme L'Etre et le néant par Jean-Paul Sartre, c'était une ontologie de la liberté. Et aussi [...] l'importance qu'ont eu pour moi les Réflexions sur la question juive après la guerre. Ça a été un livre à tous égards libérateur."
D'abord pigiste pour France Dimanche, il finit par publier une série d'articles dans le journal Le Monde. Jean-Paul Sartre le remarque et lui demande alors de collaborer à la revue Les Temps modernes, qu'il a fondée avec Simone de Beauvoir en 1945.
C'est le début d'une longue amitié entre les trois intellectuels. Claude Lanzmann sera le compagnon de Simone de Beauvoir pendant plusieurs années. En 2006, dans le sixième entretien d'A Voix Nue consacré à Claude Lanzmann, le réalisateur racontait sa rencontre avec Sartre et leurs réunions "dans le petit appartement de Sartre au 42 rue Bonaparte" :
C'était une formidable explosion d'intelligence, de liberté, de drôlerie, de manque radical de ce qu'on appelle l'esprit de sérieux.
Shoah : l'oeuvre monument
En 1970, Claude Lanzmann décide de se consacrer au cinéma. Dès 1952, il s'était rendu en Israël et découvert une fascination pour ce pays. "On mourait de faim en Israël à l'époque, c'était ce qu'ils appelaient la tsena, l'austérité. Il n'y avait rien à manger, j'ai vécu dans la faim permanente. Il n'y avait ni argent ni nourriture."
Alors incapable d'écrire sur Israël, auquel il se dit "viscéralement attaché", il réalise vingt ans après le film Pourquoi Israël ?, qui préfigure déjà ce qui sera son style documentaire : un film mosaïque composé de nombreux entretiens. C'est pour lui l'aboutissement d'un "reportage non fait" et d'un "livre avorté" :
En 1985 paraît le chef-d'oeuvre de Claude Lanzmann : Shoah. Depuis déjà 12 ans, le réalisateur a recueilli d'innombrables témoignages, d'images, de documents. Il en reste un film final d'une durée de 9h30, l'un des documents les plus aboutis sur le génocide des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour réaliser Shoah, le réalisateur a tourné plus de 350 heures de film entre 1974 et 1981.
En 2006, toujours dans A Voix Nue, il revenait à de nombreuses reprises sur ce qu'il considérait comme "création pure du début à la fin. C'est pourquoi je récuse l'appellation de documentaire pour ce film. Ça fait exploser la catégorisation documentaire / fiction qui est plate et qui ne va pas très loin." Claude Lanzmann insistait sur le côté fictionnel de Shoah :
Il n'y avait aucune réalité à filmer, il fallait la créer cette réalité, l'inventer.
"C'est un événement qui n'a pas trouvé sa fin, qui n'a pas trouvé sa terminaison. En ce sens on a le droit de dire que c'est une césure et c'est d'une certaine façon aussi l'aune à laquelle tout aujourd'hui se mesure. C'est le maître étalon de tout, de toutes les revendications, de toutes les comparaisons", complétait-il lors du septième entretien qu'il avait accordé à Laure Adler :
En 2009, au micro de Colette Fellous dans 24 h dans la vie de, il précisait encore :
Shoah ce n'est pas un film sur la survie, pas du tout, c'est un film sur la mort, sur la radicalité de la mort dans les chambres à gaz et ces protagonistes-là je ne les appelle pas des survivants, aucun d'eux n'aurait jamais dû survivre. S'ils l'ont fait c'est par un concours extraordinaire d'audace, de courage et de chance : je les appelle des revenants. Ils reviennent pratiquement d'au-delà du seuil du crématoire et ils sont dans le film des porte-paroles des morts. Ils ne disent pas "je", ils ne racontent pas leur histoire personnelle, ils ne disent pas comment ils se sont évadés, comment ils ont survécu à travers toute la guerre, ils disent "nous", c'est pas du tout pareil.
Un réalisateur polémique
Spécialiste de la Shoah et de l’antisémitisme, partisan de l’Etat d’Israël et défenseur de Sartre, Claude Lanzmann n’a pas échappé aux polémiques. Il s'oppose notamment à Raymond Barre, qu'il qualifie en 2007 d'"antisémite" ou encore à Yannick Haenel, dont il dénonce le roman consacré au résistant polonais Jan Karski, témoin clé du film Shoah, comme une "falsification de l'Histoire et de ses protagonistes".
En 2009, l'écrivain et cinéaste se confiait dans 24 heures dans la vie de... (voir plus haut) à l'occasion de la sortie son livre autobiographique, Le Lièvre de Patagonie, qu'il expliquait avoir écrit uniquement à l'aide de sa mémoire, "sans faire de plan", en suivant sa "pensée circulaire". Il y évoquait notamment sa sœur malade, qui s'est suicidée, sa mère au "visage de juive paradigmatique" pendant la guerre et, évidemment, son rapport à la création :
Je crois que la création doit demeurer d'une certaine façon opaque. Si on veut être entièrement transparent à soi, translucide, je crois que la création est foutue.
Une cinématographie inscrite dans la Shoah
Shoah amorce une courte filmographie - il réalisera 10 films au total - , toujours consacrée à la Seconde guerre mondiale, à la résistance et à la question juive. En 2013, lors de la Berlinale, il avait reçu un Ours d'or d'honneur pour l'ensemble de son oeuvre. Si en 2017, il s'était éloigné de ces thématiques avec son film "Napalm", consacré à la Corée du Nord, il y était revenu dans son dernier documentaire, Quatre Soeurs, qui vient de sortir dans les salles. Il y livre les témoignages, à travers quatre films d'une heure, de quatre femmes ayant survécu à la Shoah.
Invité de La Grande Table en janvier dernier, il était venu raconter cette "tétralogie sur la culpabilité" consacrée à ces revenantes - décédées depuis - déjà rencontrées sur le tournage de son oeuvre-monument. À 92 ans, Claude Lanzmann se souvenait encore :
Je ne me suis jamais guéri de la mort. Ce qui me scandalise le plus dans le monde, c'est de devoir mourir. Je n'aime pas la musique, et je n'aime pas mourir. Vous pouvez dire ça de moi.
Bibliographie
ShoahClaude LanzmannWhy Not Productions, 2016