Pascale Ferran : “Les choses se sont terriblement aggravées, saturées, dégradées”
20 ans après | Pascale Ferran avait 37 ans lorsque la série "L'âge des possibles", diffusée à l'été 96 sur France Culture, lui a emprunté le titre de son film. Elle y tramait le portrait d'une génération hérissée par le pragmatisme de gens installés. Au micro, elle offrait un visage engagé. Rencontre 20 ans après.

L’amitié, et puis aussi, ce qui nous fait défaut aujourd’hui. Une forme de parole qui se donne le temps, un dialogue sans rien à vendre, un luxe de radio qu’elle juge “de plus en plus rare”. Par dessus tout (et plus important que tout le reste), c’est ce que retient Pascale Ferran après avoir replongé dans les 50 minutes d’entretien avec Thierry Grillet à l’été 1996, pour la série “L’âge des possibles”. La cinéaste avait 37 ans, et venait de sortir sur Arte, quelques mois plus tôt, le film du même nom auquel France Culture avait emprunté le nom de sa série d’été.
Ce 23 août 1996, l’entretien a lieu alors que les portes de l’église Saint-Bernard, à Paris, viennent d’être enfoncées à coups de bélier par les forces de l’ordre. 210 sans-papiers sont embarqués, après cinq mois de campement provisoire avec la bénédiction. Pascale Ferran dit n’avoir “jamais été aussi contente de faire une émission en direct” que ce jour-là”, saisissant le micro pour appeler à manifester l'après-midi-même. Rencontrer la cinéaste Pascale Ferran il y a vingt ans, c’est rencontrer une figure militante.
Découvrez tous nos portraits avant / après de la série, vingt ans après l'émission d'été "L'âge des possibles"
En 1996, la cinéaste évoquait “une sensation de fond du trou”. C’était le jour de l’évacuation de l’église Saint-Bernard à Paris. Quand on la retrouve en 2016, le débat sur la déchéance de nationalité est à peine clos, et l’extrême-droite n’a jamais été aussi forte. Avec le recul des deux décennies, la cinéaste rectifie : en fait, “c’est un trou sans fond” :
On est beaucoup plus bas qu’en 1996, et étant plus bas, on voit mieux que le trou est encore beaucoup, beaucoup, beaucoup plus profond. Non, on n’est pas du tout au fond du trou… tout simplement parce que le Front national peut passer en 2017, et là on commencera un peu à atteindre le début du fond du trou. Ca s’est tellement aggravé que ça nous permet de voir que le trou devient abyssal.
Après quatre années de quinquennat Hollande, Pascale Ferran “les fautes éthiques du PS” et “cette pensée de la droite extrême reprise par toute la droite sous le terme “droite décomplexée”, qui se transporte comme du pollen partout et contamine tout le monde”.
Il y a vingt ans, Pascale Ferran se réjouissait pourtant d’une “reprise en main”, quelque chose entremêlant la droiture et l’action. Un interstice où elle entrevoyait le réveil de la gauche. Au printemps 2016, alors que la loi travail est toujours débattue, elle dit plutôt ceci :
Ca continue à exister aujourd’hui, on voit bien que Nuit debout et d’autres mouvements peuvent modifier notre horizon. En réécoutant l’émission, je n’ai pas l’impression qu’on a changé de paradigme. J’ai juste l’impression que les choses se sont terriblement aggravées, saturées, dégradées. Mais pas qu’on a réellement changé d’époque. Parce que l’ultralibéralisme s’est absolument exacerbé et que les contre-pouvoirs à cet ultralibéralisme se sont émoussés. Que concernant la question du pragmatisme, que reprochaient beaucoup les jeunes gens de mon film “L’âge des possibles”,l’économie est rentrée dans l’intime dans tous les niveaux de relation sociale. La culture d’entreprise, la compétition, l’évaluation, l’efficacité, le productivisme, toutes ces questions ont contaminé l’intégralité des rapports humains dans la société aujourd’hui.
Pascale Ferran s’est toujours beaucoup investie sur le front politique, même si elle se remémore une seule et unique fois où elle a pris la parole seule, en son nom propre et “en ne disant à personne ce [qu’elle] préparait dans [son] coin”. C'était à l’occasion des Césars de 2007, elle présentait qu’elle pouvait avoir un César pour “Lady Chatterley”, donc un micro et un large auditoire, et elle en avait profité pour dénoncer l’abandon des “films du milieu”, en mal de financement et de visibilité, loin des gros réacteurs du box office.
Sa mobilisation n’a pas fléchi et pourtant, à 57 ans, elle se froisse un peu qu’on lui parle davantage de ses engagements que de ses films. l faut dire qu’elle est “rare” à l’écran. "Rare", le mot revient beaucoup sous la plume des journalistes, dans des papiers souvent élogieux, à la sortie de “Lady Chatterley” (2007) ou de “Bird people” (2014), deux films politiques sur l’affranchissement.
Elle y entend qu’on lui trouve le regard “précieux”, mais constate évidemment qu’elle n’a sorti que deux longs métrages en 20 ans, depuis “L’âge des possibles”. La faute aux financements qui se font attendre ? Un projet a échoué faute d’argent, mais son rythme intime est aussi à l’œuvre, à la fois fécond et empêchant :
Je mijote à feu doux.
Le temps s’écoulant d’un film à l’autre, elle risque souvent de ne pas pouvoir retenir ceux dont elle aimerait faire sa famille de cinéma - elle dit : “ceux dont j’ai l’impression qu’ils me sont nécessaires pour travailler”. Certains étaient assistants et ont monté d’échelon, d’autres se sont engagés ailleurs. Elle le regrette, fait avec et fidélise quand même quelques compagnons. Le compagnonnage est central chez Ferran, qui parle beaucoup au pluriel, et s’agace facilement lorsqu’on la singularise dans telle lutte ou telle initiative. Elle veut jouer collectif et entend l’affirmer. Une nécessité de l’époque, dit-elle encore non sans une once de sévérité..
Entre deux films, et tout en prenant soin de vivre sans avoir besoin de dépenser beaucoup d’argent, la cinéaste lit, beaucoup, tout le temps, de tout. A commencer par le journal - Libération posé, grand ouvert, sur la grande table qui trône dans son séjour, à deux pas du Canal-Saint-Martin. A côté, le cendrier où la cinéaste aura enchaîné sept cigarettes en une petite heure d’entretien.
A découvrir aussi : toute la série "L'âge des possibles". A l'été 1996, Sylvain Bourmeau et Thierry Grillet recevaient sur France Culture 25 personnalités ayant en commun d'émerger sur la scène culturelle française et d'avoir la trentaine, parfois à peine. Tout l'été, quinze d'entre elles se replongent dans ces interviews d'archive pour y réagir.
Biographie de Pascale Ferran
Par Pierrette Berthaume, de la Documentation de Radio France :
Pascale Ferran est née à Paris le 17 avril 1960. Au cours de ses études cinématographiques à l’IDHEC, aujourd’hui la Fémis, elle côtoie Arnaud Desplechin, Eric Rochant et Pierre Trividic, avec lesquels, elle travaillera plus tard. De 1983 à 1990, elle est assistante et coscénariste à la télévision mais également au cinéma. Son court métrage "Le Baiser", en 1990, est encensé par la critique internationale. Son premier long métrage, "Petits arrangements avec les morts" (1994), reçoit la Caméra d’or au Festival de Cannes. "L’Âge des possibles", film réalisé pour les jeunes comédiens du Théâtre national de Strasbourg pour Arte en 1996, obtient le Grand Prix du jury du Festival Entrevues et le Prix Fipresci, ex-aequo à la Mostra de Venise. En 2007, son troisième long métrage, "Lady Chatterley" - adaptation d’un roman de D.H. Lawrence - est récompensé par de nombreux prix dont cinq Césars.
Engagée, elle crée et anime le "Club des 13", un groupe de réflexion sur la production et la distribution des films qui débouchera sur un rapport en 2008, au titre explicite : "Le milieu n’est plus un pont mais une faille".
Filmographie sélective :
- "Le baiser" (court métrage), 1990
- "Petits arrangements avec les morts", 1994
- "L’Âge des possibles", 1995
- Lady Chatterley, 2006
- "Bird People", 2014
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