Appelées dans un euphémisme "femmes de réconfort", les filles utilisées comme esclaves sexuelles par l'armée japonaise obtiennent compensation. Cette semaine, le tribunal de Séoul se penche sur les plaintes de femmes au parcours semblable à celui de 12 femmes indemnisées vendredi dernier.
Douze femmes qui ont travaillé dans les maisons closes de l’armée impériale nipponne pendant la Seconde Guerre mondiale ont été, le vendredi 8 janvier 2021, reconnues victimes de "préjudice mental" par le tribunal de Séoul. Elles recevront réparation et compensation financière, chacune devant être dédommagée à hauteur de 100 millions de wons (74 000 euros).
C’est la première fois que la justice de Corée du Sud examine un dossier civil sur les "femmes de réconfort" et ordonne des indemnisations individuelles, dans un dossier où les victimes ont fait preuve d'une grande patience : huit ans se sont écoulés entre le dépôt de plaintes et le verdict. Seules cinq plaignantes vivent toujours, mais pour la défense, le combat marque un précédent : "Je suis profondément ému par le verdict, le premier du genre pour les victimes qui ont souffert à cause des troupes japonaises", a commenté Kim Kang-won, un des avocats des plaignantes.
D’autres décisions analogues devraient tomber cette semaine en faveur d'une vingtaine de femmes au parcours semblable, dans ce que l'on décrit comme un système. Un macabre système dans lequel Tokyo peine toujours à assumer ses responsabilités. Les autorités japonaises ont signifié à l’ambassadeur de Corée du Sud que "ce jugement était inacceptable".
Un sujet tabou dévoilé
Bien que les faits datent d’il y a quatre-vingts ans, cet esclavagisme sexuel est resté caché jusqu’à la fin du XXe siècle. Dans les années 1990, avec la poussée des associations féministes en Corée du Sud, la réalité des filles abusées s’est faite connaître. Des témoins ont raconté comment des jeunes filles étaient retirées à leurs parents pour officiellement "travailler à l’usine". Elles devenaient en fait des travailleuses dans les usines à sexe des militaires nippons.
Le Japon impérial, reconnu responsable d’avoir mis sur pied un système de maisons de prostitution pendant la guerre du Pacifique, a recruté au moins 200 000 filles et femmes coréennes, mais aussi chinoises et de douze autres pays. À ce jour, le gouvernement sud-coréen a reconnu 250 "anciennes de femmes de réconfort". Une trentaine d’entre elles, âgées en moyenne de 90 ans, sont encore vivantes.
Figure de proue du mouvement de reconnaissance des souffrances des "femmes de réconfort", Kim Bok-dong n’a que 14 ans lorsqu'elle est contrainte de quitter sa famille pour aller "participer à l’effort national de guerre". L’adolescente se retrouve derrière les champs de bataille, obligée de mettre son corps à la disposition des engagés nippons. Tous les jours, toute la journée, pendant des années.
Une nouvelle étincelle
Kim Bok-dong est, après près d’un demi-siècle de discrétion, sortie du silence et, à partir de 1992, elle se tient en première ligne des manifestations devant l’ambassade du Japon à Séoul pour exiger des autorités de sincères excuses. Son décès en février 2019 à l’âge de 92 ans a ému les Sud-Coréens, qui, par milliers, ont assisté à ses funérailles.
Les années de l’occupation japonaise entre 1910 et 1945 pèsent encore en Corée. Les contentieux historiques et territoriaux datant de la colonisation de la péninsule par les Japonais persistent. Les deux pays sont en désaccord, par exemple, sur la question de l’île de Tokdo pour les Coréens – Takeshima pour les Japonais – et sur le travail forcé pendant la guerre et les réparations.
Concernant le problème de l’esclavage sexuel et des "femmes de réconfort", en 2015, les dirigeants japonais et sud-coréens ont signé un accord dans lequel Tokyo acceptait de présenter d’officielles excuses et d’accorder un milliard de yen (7 millions d’euros) de dédommagements à une fondation d’aide aux victimes. Mais ce règlement a capoté.
Un compromis plutôt qu'un accord
"Il s’agit d’un compromis plus que d’une véritable résolution du problème", commentait au lendemain de cet accord le journal Tokyo Shimbun. La presse imputait alors à la pression américaine ce pas franchi entre le Japon et la Corée du Sud. "En saluant le courage des dirigeants du Japon et de la Corée du Sud, le secrétaire d’État John Kerry a souligné le caractère définitif et irréversible de l’accord, de telle sorte que Séoul ne puisse plus revenir dessus", pouvait-on lire dans les colonnes de l’Asahi Shimbun.
À l’exception de petits groupes extrémistes japonais "se sentant trahis", pour l’opinion publique japonaise, le sujet était clos… à moins que la Corée du Sud le rouvre. Ce que les Sud-Coréens ont fait : pour eux, sans reconnaissance de la pleine responsabilité juridique du Japon, il ne pouvait y avoir d'accord. De nombreux rassemblements ont donc été organisés devant l’ambassade du Japon à Séoul, où se tient la statue d’une jeune fille érigée en l’honneur des victimes.
Sous la pression populaire, les autorités de Corée du Sud, estimant que les victimes n’avaient pas été associées aux pourparlers, décident d’annuler l’accord. Conclusion d'un envoyé spécial japonais du journal Mainichi Shimbun :
Le gouvernement coréen n’est pas encore parvenu à convaincre sa population, le plus dur reste donc à faire.
En octobre 2018, un tribunal sud-coréen accorde l’autorisation aux citoyens qui ont été soumis au travail forcé pendant la guerre de réclamer des dédommagements aux sociétés japonaises. Tokyo, par la voix du Premier ministre Shinzo Abe, s’insurge et appelle le président sud-coréen Moon Jae. Il demande un arbitrage sur ce différend qui, selon lui, avait été réglé par un traité en 1965 et le versement de 500 millions de dollars à la Corée du Sud sous forme d’aides et de prêts. En vain. Séoul maintient sa décision juridique. Tokyo riposte et impose des sanctions économiques.
Nouveau signe que la réconciliation n’est pas prête à être scellée, le Japon refuse aujourd'hui le règlement des dédommagements accordés le 8 janvier 2021 par la justice sud-coréenne aux douze femmes victimes de prostitution dont le dossier était examiné. Tokyo persistera-t-il si le tribunal de Séoul récidive et prononce la même sentence cette semaine en jugeant vingt autres cas similaires ?