"En économie de marché, les cartels sont considérés comme la pratique la plus grave"
Entretien | Cartel des endives, de la farine, du yaourt et maintenant du jambon ! Les scandales d'entente sur les prix s'enchaînent malgré les révélations et de conséquentes amendes. Entretien avec le vice-président de l'Autorité de la concurrence, Emmanuel Combe, sur ce phénomène et les moyens de l’empêcher.

La chronique des scandales en matière de cartel semble sans fin : chaque année ou presque apporte son lot de révélations. Et nous évoquons ici avant tout l'agro-alimentaire. Les producteurs d'endives en 2012, sanctionnés d'une amende de 3,6 millions d'euros, les meuniers français et allemands la même année, condamnés à payer 242 millions, les producteurs laitiers en 2015 (dix fabricants, dont les géants Lactalis ou Nestlé), contraints de verser 192 millions d'euros pour leur rôle actif au sein du cartel des yaourts... Sans oublier le cartel de la lessive, du lino, des poulets ou plus récemment, en 2018, le cartel du jambon révélé ce vendredi par le Monde.
Mais qu'est ce qu'un cartel ? Et pourquoi en existe-t-il autant malgré les révélations, les enquêtes et les amendes toujours plus sévères ? Entretien avec Emmanuel Combe, vice-président de l'Autorité de la concurrence, l’organisme chargé de lutter contre ces pratiques en France.

Qu'est-ce qu'un cartel et pourquoi est-ce interdit ?
Il y a un principe général en économie de marché qui s’énonce simplement : les prix sont fixés librement par chaque producteur et vous ne pouvez pas vous coordonner avec votre concurrent sur les prix. Typiquement, lui dire : "au lieu de vendre notre produit à 5 euros parce que c'est le prix de marché, nous allons le vendre tous les deux à 6 euros parce que nous avons décidé de ne plus nous faire concurrence ". Derrière le terme de cartel, il y a donc vraiment l'idée de se coordonner : soit pour fixer les prix, dans le but de les faire monter ; soit pour empêcher qu'ils ne baissent, si, par exemple, un nouveau concurrent arrive (boycott collectif).
Mais on peut aussi s'entendre, et cela revient au même, en se répartissant les marchés géographiques : "Tu ne viens pas chez moi et je ne viens pas chez toi"… Mais si je ne viens pas chez toi, il y a moins de concurrence, et donc les prix sont plus élevés.
Autre possibilité : on peut également s'entendre en fixant des volumes de production, pour réduire la quantité totale produite.
Il existe bien de multiples manières de faire un cartel mais le but est toujours le même : empêcher que la concurrence entre les entreprises ne fasse baisser les prix.
Que pensez vous de l'OPEP : il s’agit bien d’un cartel legal ?
On ne peut pas parler de cartels légaux dans le sens où certains seraient autorisés et d’autres non. Dans le cas de l'OPEP, on constate que ce cartel n'est pas interdit parce qu'il s'agit d'un cartel de pays et non d'un cartel d'entreprises.
On ne peut empêcher des états de lier des alliances entre eux. En revanche, l'objectif est bien le même : limiter la production de pétrole pour faire monter les prix ou éviter qu'ils ne baissent. En revanche, les cartels d'entreprises sont condamnés partout dans le monde ; et ce n'est pas seulement une politique mise en oeuvre aux États-Unis ou en Europe... Au Brésil, en Corée du Sud, partout ailleurs, les cartels sont considérés comme la pratique la plus grave et elle est toujours condamnée.
Les cartels sont interdits parce qu'ils portent préjudice ? A qui ?
Souvent, on pense que le cartel vise d'abord des consommateurs, ce qui est vrai. Par exemple, dans le supposé cartel du jambon, s'il est avéré que ce cartel a bien été mis en oeuvre, les victimes in fine seraient des millions de consommateurs qui achètent ces produits. Mais n'oublions pas que, très souvent, les cartels visent des produits qui sont vendus à d'autres entreprises. Par exemple, il y a eu des cartels dans les commodités chimiques, dans le domaine des messageries, et on voit bien que ces pratiques n'handicapent pas seulement des consommateurs mais des entreprises qui utilisent ces services. Et donc forcément, si ces entreprises payent ces services plus cher, leur compétitivité va se dégrader. Elles vont être obligées de baisser leur marge ou d'augmenter les prix et, au final, c'est bien le consommateur qui paiera.
Mais attention, on ne lutte pas seulement contre les cartels parce qu'ils font monter les prix au détriment du consommateur. En réalité, la lutte contre les cartels est beaucoup plus large : dans une économie de marché, on ne s'entend pas entre concurrents et chacun est libre de sa politique. Pourquoi ? Parce qu’on s'aperçoit que les cartels défavorisent aussi l'innovation : en effet, qu'est-ce qui pousse une entreprise à innover ? C'est justement le fait qu'elle veut se distinguer des autres en étant plus rentable.
Finalement, le cartel est une pratique illicite qui vous permet de vivre tranquillement à l'abri de l'innovation puisque par définition vous vous êtes entendu avec vos concurrents sur les résultats. Un cartel, c'est un peu comme si on désignait à l'avance dans une compétition sportive celui qui gagne... L'économie de marché est fondée sur le principe que chacun donne le meilleur de lui-même et qu’il n'a pas à se coordonner avec les autres sur les prix.
Sanction à hauteur de 16 millions d’€ pour entente des distributeurs en gros de médicaments vétérinaires & de leur organisme professionnel. #concurrence
— Autorité de la Concurrence (@Adlc_) July 26, 2018
☛ Pour lire notre CP : https://t.co/Y0yjkZDaxBpic.twitter.com/1RGh41Zk8f
Qui sanctionne ces cartels ? L'autorité de la concurrence ? La justice ? L'Europe ? Qui intervient ?
Il y a trois niveaux possibles : dans la plupart des pays du monde, une centaine, vous avez des autorités de concurrence, qui sont les gendarmes du marché. Elles infligent des sanctions monétaires, des amendes, aux entreprises ; c'est-à-dire aux personnes morales et non aux individus.
Lorsqu'il s'agit d'affaires plutôt franco-françaises, l'Autorité de la concurrence intervient. Lorsqu'il s'agit d'affaires de plus grande ampleur au niveau de l'Europe, cela remonte à la Commission ; par exemple pour le cartel des poids lourds en 2016. L'affaire concernait toute l'Europe et la sanction a été imposée par la Commission européenne.
Le deuxième acteur qui peut intervenir est la justice civile : lorsque vous avez été victime d'un cartel en tant que consommateur ou lorsqu'une entreprise a été victime d'un cartel. Vous pouvez aller devant le juge civil pour demander des réparations car vous avez subi un préjudice. C'est un second type de sanction qui existe encore assez peu en Europe mais qui est très développé aux États-Unis. Là-bas, quand une entreprise est condamnée par les autorités antitrust, elle est très souvent poursuivie par des milliers voire des millions de clients qui vont demander réparation.
Le troisième type de sanction n'existe pas en Europe, ou en tout cas n'y est pas appliqué. Ce sont les sanctions pénales contre les individus physiques. A la différence des États-Unis où la participation à un cartel est passible de 10 ans de prison. Sachez que chaque année, le département américain de la Justice, avec sa division antitrust, condamne entre trente et cinquante individus à des peines de prison ferme pour cartel. Aux États-Unis, faire un cartel est considéré comme un complot contre le marché : c'est l’infraction la plus grave en matière de concurrence.
Et pourtant, malgré les sanctions et les amendes record, on entend toujours parler de scandales sur des cartels. Comme l'impression que toutes les entreprises sont un peu tricheuses...
Effectivement, la liste des entreprises sanctionnées est longue et elle couvre de nombreux secteurs... Les produits chimiques, les produits laitiers, dans les yaourts, dans les compotes, dans les sandwichs, etc. On peut donc supposer que les pratiques de cartel sont assez répandues...
La concurrence est un univers très dur. Au fond, la concurrence ressemble à la compétition sportive : ce n’est pas parce qu’une entreprise a gagné aujourd'hui qu’elle sera la gagnante demain... Peut-être que son concurrent va innover, qu’elle va le sortir du marché !
Le cartel est un petit peu la politique de la tranquillité : on se met autour d'une table en secret, on se répartit les clients et chacun est à l'abri de ses concurrents. Donc faire un cartel est une tentation très grande pour les entreprises : c'est assez rentable, pas très compliqué à faire, et pour les autorités de concurrence, c'est difficile à détecter.
Comment faites-vous pour prouver l'existence de ces cartels et les sanctionner ?
Il y a plusieurs outils : l’Autorité peut déclencher des enquêtes de sa propre initiative, souvent sur la base d’indices. Par exemple, des prix anormalement élevées ou qui augmentent soudainement. L’Autorité peut être saisie par un plaignant, par exemple une entreprise qui constaterait une augmentation soudaine d’un produit qu’elle achète, sans explication... Une entreprise peut aussi porter plainte et, si elle nous apporte un certain nombre d’indices, l’Autorité peut alors déclencher des investigations. Mais l’instrument sur lequel les autorités comptent le plus, et spécialement la Commission européenne, est ce que l'on appelle la politique de clémence, souvent mal comprise. On pense souvent qu’il s’agit de délation mais la délation consiste à dénoncer un innocent. Or là, c’est différent : il s’agit bien de mettre fin à une infraction. Le principe est simple : une entreprise qui participe à un cartel, si elle accepte de dénoncer ceux avec qui elle fait ce cartel, peut bénéficier dans le meilleur des cas d’une immunité totale. La clémence permet d’échapper à la sanction mais en échange, l’entreprise doit apporter toutes les preuves de l’entente et doit collaborer pleinement avec l’Autorité de concurrence.
Le principal instrument de lutte contre les cartels repose donc sur l’aveu des entreprises qui y participent ?
Oui, mais nous ne sommes pas dans le registre de l’aveu, qui ne comporte pas de contrepartie. Nous sommes plutôt dans celui de l’intérêt bien compris d’une entreprise, qui se dit : si je continue le cartel, je serai peut-être dénoncée moi-même ; si je dénonce le cartel, je peux peut-être handicaper les concurrents car eux vont payer l’amende. Plus un cartel dure depuis longtemps, plus l’amende risque d’être élevée. Il s’agit donc véritablement de l’intérêt d’une entreprise de se dire qu’il est temps de collaborer pour échapper à une sanction parfois très lourde. J’ai le souvenir de plusieurs dossiers de la Commission européenne où plusieurs entreprises auraient dû payer plusieurs centaines de millions d’euros d’amende mais ont échappé à toute sanction car elles avaient collaboré avec les autorités de concurrence.
N’est-ce pas immoral de ne donner aucune sanction à une entreprise qui a participé à un cartel ?
On parle ici d’une entreprise qui viole la loi et qui accepte d’y mettre fin de son propre chef : elle va donc permettre aux pouvoirs publics de mettre fin à une pratique qui est illégale. Et puis cela n’est pas immoral dans le sens où nous nous plaçons ici dans le registre de l’efficacité : autrement dit, si les programmes de clémence n’existaient pas, comment ferait-on ? On se contenterait de dire que les cartels sont interdits sans les détecter ? Une loi est-elle efficace si elle ne reste qu’un principe ?
Peut-être que la politique de clémence n’est pas l’instrument le plus noble, à défaut d’être immoral. Mais force est de constater qu’il fonctionne très bien car il repose justement sur un calcul bien compris par les entreprises, qui espèrent échapper à une sanction en échange d’informations. Je pense qu’accorder l’immunité rend l’action publique efficace ; or, le but d’une loi répressive est d’être effective. A quoi bon dire qu’on interdit quelque chose si à la fin, on n’attrape personne ?
Comment sont fixés le montant des amendes ? Y a t-il un renforcement des sanctions depuis quelques années ?
On voit une tendance à l’augmentation depuis 10 à 15 ans mais c’est très souvent lié à la taille des marchés : plus un marché est grand, plus l’amende sera élevée. Le montant est proportionnel. La durée du cartel entre aussi en ligne de compte pour le calcul de la sanction ; certains ont duré plus de vingt ans. Et puis la gravité des faits compte également : si vous avez été le meneur du cartel ou, au contraire, si vous avez des circonstances atténuantes. Mais depuis le début des années 2000, il y a effectivement une tendance à mettre des amendes plus élevées, notamment pour tenir compte du fait que tous ceux qui font des cartels ne se font pas attraper ; il faut donc qu’il y ait une forme de dissuasion. Sachant que la limite légale ne nous permet pas d’imposer des amendes supérieures à 10 % du chiffre d’affaires.
La loi prend en compte aussi le fait qu’une entreprise n’aurait pas les moyens de payer. Dans l’affaire des messageries par exemple, qui a conduit à une amende de 750 millions d’euros, nous avons réduit l’amende de l’une des entreprises de transport de 99% par rapport au montant initial parce qu’elle était en difficulté [l’amende a visé une vingtaine d’opérateurs dont les géants FedEx, DHL en 2015]. Réciproquement, la loi nous autorise à augmenter une amende lorsqu’une filiale d’un très grand groupe est attrapée : nous prenons alors en compte le chiffre d’affaires mondial de l’entreprise pour que l’effet soit dissuasif.
Pour en savoir plus : le site d’Emmanuel Combe et la partie consacrée aux cartels.
Bibliographie
Cartels et ententesEmmanuel CombePuf / Que sais-je ?, 2004
La politique de la concurrenceLa Découverte, 2016