Avec le départ du Qatar en 2019, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole ne compte plus que 14 membres. Sur la nouvelle scène pétrolière, où les États-Unis deviennent le 1er producteur, où la Russie est l’électron libre et l’Arabie saoudite perd de sa puissance, l’OPEP a-t-elle un avenir ?

A l'heure où les prix du brut se sont effondrés, il semble loin le temps où l’OPEP, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole faisait la pluie et le beau temps sur le marché pétrolier et sur le porte-monnaie des automobilistes du monde entier. Il semble loin le temps où chaque réunion des États membres était surveillée comme le lait sur le feu. C’était il y a un quart de siècle en fait. Le cartel du pétrole avait provoqué la première flambée des prix de l’or noir au lendemain du premier choc pétrolier.
Depuis, le paysage mondial a bien changé. Les États-Unis deviennent le premier pays producteur au monde grâce à son pétrole de schiste, la Russie, sur la deuxième marche du podium, accepte des alliances mais prend ses distances dès que le vent tourne et l’Arabie saoudite, à la tête de l’OPEP, a clairement perdu de sa superbe avec les tensions au Moyen-Orient et tout récemment, l’affaire Jamal Khashoggi, ce journaliste saoudien assassiné dans son propre ambassade à Istanbul en octobre. Le royaume saoudien résiste de moins en moins aux pressions diplomatiques, principalement américaines, quitte à se mettre à dos le reste du cartel.
Et si l’OPEP représente toujours entre 33 et 40% de la production pétrolière mondiale (montée à 100 millions de barils par jour aujourd’hui), le départ du Qatar annoncé début décembre dernier est-il le signal que les intérêts économiques communs des États membres n’arrivent plus à leur faire oublier leurs divergences politiques ? Tout le monde s’accorde à dire, en tout cas, que ce cartel se trouve dans un virage et doit bien faire attention, à ne pas sortir de la route.

L’OPEP, qu’est-ce que c’est ?
L’Organisation des pays exportateurs de pétrole est née le 14 septembre 1960, à l’initiative du Venezuela et de l’Arabie saoudite. À sa création, elle compte cinq membres : les deux fondateurs, l’Irak, l’Iran et le Koweït. Dans un contexte de concurrence très forte entre les différentes compagnies pétrolières dans le monde, ces cinq-là veulent s’entendre pour réguler la production et donc les prix du pétrole sur le marché mondial. Et ça marche, pendant longtemps. L’OPEP est tellement influente après le choc pétrolier de 1973 que de nombreux pays la rejoignent. Ils sont jusqu’à 15 membres en 2017. Plus que 14 depuis ce 1er janvier 2019 et le départ du Qatar.
- Algérie
- Angola
- Arabie saoudite
- Bahreïn
- Égypte
- Émirats arabes unis
- Équateur
- Indonésie
- Irak
- Iran
- Koweït
- Libye
- Nigeria
- Venezuela
Mais depuis les années 80, l’OPEP a perdu de son influence. Les bourses jouant un rôle de plus en plus grand sur les cours du pétrole d’abord, mais surtout avec les nombreux changements du paysage pétrolier mondial. Il y a eu la montée en puissance des États-Unis depuis la découverte du pétrole de schiste dans son sous-sol notamment, mais aussi la prise de conscience des défis environnementaux face au réchauffement climatique. L’OPEP a bien réussi quelques nouveaux coups d’éclats depuis, et notamment en 2016, mais elle a clairement perdu de son poids.
Que signifie le départ du Qatar ?
Sur le papier, le départ du Qatar ne signifie pas grand-chose. Officiellement, le Qatar explique quitter l’Organisation pour se concentrer sur le gaz naturel. "Nous n’avons pas beaucoup de potentiel" dans le pétrole, reconnaissait ainsi Saad Al-Kaabi, le nouveau ministre de l’Énergie du royaume début décembre. "Nous sommes très réalistes, notre potentiel, c’est le gaz." Le Qatar, plus petit pays producteur de pétrole de l’OPEP avec seulement 2 % des réserves mondiales d’or noir, est en effet, à l’inverse, le premier exportateur de gaz naturel liquéfié (GNL) au monde et envisage d’atteindre une production annuelle de 110 millions de tonnes de GNL à l’horizon 2024, contre 77 millions aujourd’hui, grâce notamment à l’exploitation d’un champ gazier qu’il partage avec l’Iran.
Le retrait du Qatar n’a donc, selon le ministre de l’Énergie, rien à voir avec l’embargo politique et économique imposé au pays depuis juin 2017 par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte. Les quatre pays l'accusent de soutenir le terrorisme au Moyen-Orient et de ne pas prendre assez de distance avec l’Iran, puissance régionale chiite rivale de Ryad.
"Le départ du Qatar est un symptôme" confirme ainsi Francis Perrin, spécialiste français du pétrole et chercheur à l’IRIS, l’Institut de relations internationales et stratégiques. "Mais un symptôme peu inquiétant pour l’OPEP. C’est un signal politique contre l’Arabie saoudite et pour les États-Unis. Une façon de dire à Washington ‘nous sommes déjà alliés mais nous pouvons l’être encore plus’, surtout que Monsieur Trump n’aime pas beaucoup l’OPEP."
Explication du prix du pétrole à partir de l'exemple du Qatar dans cette vidéo de décembre 1973 :
Fermer ou ouvrir les vannes des pays membres de l’OPEP ne suffit plus à influencer le prix du baril
C'est effectivement davantage sur le front américain que l’OPEP a du souci à se faire. Car la nouvelle donne du marché pétrolier, emmené désormais par les États-Unis, déstabilise le jeu de l’offre et de la demande, outil économique de base de l’Organisation depuis sa création. Avec le pétrole de schiste découvert dans le bassin permien, à l’Ouest du Texas, les États-Unis ont à leur disposition une manne pétrolière impressionnante. Depuis 2014, ils sont même désormais capable de produire suffisamment pour couvrir les deux tiers de leurs besoins quotidiens, contre un tiers il y a 10 ans. Lundi, l'administration américaine a ainsi fait état d'un nouveau record de la production des Etats-Unis en octobre.
C’est très symbolique mais cela donne la tendance : lors de la dernière semaine du mois de novembre 2018, les États-Unis ont même, pour la première fois, produit plus de pétrole qu’ils n’en ont besoin. Eux qui jusqu’à présent continuaient d’importer énormément de barils (8,8 millions de barils sur la semaine), ont réussi à en exporter davantage (3,2 millions de barils de brut et 5,8 millions de barils raffinés). Une balance nouvelle, favorisée par la conjoncture mais qui pourrait se pérenniser d’ici 2020. C’était impensable il y a seulement 10 ans, laissant les États-Unis très dépendants du pétrole du Moyen-Orient.
Face à cette surproduction de pétrole dans le monde, il aurait suffi à une époque à l’OPEP de fermer ses vannes pour réduire l’offre et faire remonter les prix. Mais ce temps est révolu. En voyant sa part dans la production totale diminuer, l’OPEP a perdu de son influence sur le marché.

De nouvelles alliances pour tenter de continuer à peser
À tel point que l’Organisation a commencé à passer des alliances avec des pays non-OPEP pour peser un peu plus sur les courts. Ainsi, en 2016, l’OPEP s’est entendue avec dix pays non-OPEP, dont la Russie, deuxième plus gros pays producteur, pour réduire la production mondiale et faire remonter les prix. Une contre-attaque historique et payante : les prix du baril avaient augmenté de près de 200%, l’Arabie saoudite espérait étrangler les producteurs américains de schiste, bien trop concurrentiel . Sauf que depuis, ces derniers se sont adaptés, ils ont réduit leurs coûts et restent maintenant gagnants avec un baril à 50 dollars. La tactique de Ryad ne marche plus.
Surtout que désormais aussi, Vladimir Poutine prend ses distances. Faire remonter les prix à l’époque l’arrangeait bien. Aujourd’hui, la Russie fait profil bas face aux États-Unis qui la soupçonne d’avoir interféré dans leur dernière élection présidentielle. Fin 2018, Vladimir Poutine déclarait même publiquement qu’un baril à 60 dollars lui convenait bien. "C’est assez visiblement pour couvrir les coûts de production russes et dégager des bénéfices intéressants", lui accorde Jean-Pierre Favennec. La production de brut russe a d'ailleurs atteint en 2018 son plus haut niveau depuis la fin de l'URSS.
Or, explique le professeur à l’université Paris Dauphine, à Sciences Po et spécialiste du pétrole, la plupart des autres pays producteurs "a besoin d’un baril à 70, 80, 90 dollars pour équilibrer leur budget. Ils ne peuvent pas durablement faire face à un prix du pétrole trop bas. Ils dépendant quasiment tous à 90%, du pétrole. Un baril à 60 dollars, comme c’était le cas fin décembre, n’est pas suffisant. L’économie est fatale à ces pays-là, il faut absolument réduire la production pour faire remonter le prix", prédit l’expert.
Une difficile unanimité au sein même de l'OPEP ?
Pas si simple à mettre en place. À l’intérieur même de l’OPEP, les plus petits pays sont d’accord sur ce point, il y a urgence à faire remonter le cours du baril. Il y a urgence à fermer les vannes. Reste à convaincre la puissante Arabie saoudite, plutôt mal en point diplomatiquement. D’abord car les États-Unis font pression pour des prix bas. Donald Trump veut un pétrole peu cher pour offrir une essence à prix raisonnable à ses automobilistes. Pour le président américain, il le répète régulièrement dans ses tweets, l’OPEP est un cartel qui empêche la libéralisation du marché.
Looks like OPEC is at it again. With record amounts of Oil all over the place, including the fully loaded ships at sea, Oil prices are artificially Very High! No good and will not be accepted!
— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) April 20, 2018
Et l’Arabie saoudite ne veut pas froisser le géant américain. Encore moins depuis la sombre affaire Jamal Khashoggi. "On est actuellement dans une situation très perturbée", résume Jean-Pierre Favennec. On pensait d’abord que les sanctions américaines contre l’Iran allaient déstabiliser l’offre mais finalement non. À la surprise générale, Donald Trump a exempté le pétrole iranien de représailles économiques. D’autre part, l’affaire Khashoggi a considérablement affaibli l’Arabie saoudite, qui, pour ne pas déplaire aux Américains, hésite à réduire sa production."
C’est donc la bataille, en interne, entre la richissime Arabie saoudite et les plus petits pays, qui ne résisteront pas économiquement à un nouvel effondrement du prix du baril. L’OPEP doit maintenant prouver sa capacité à s’entendre pour prendre une décision. Et le jeu de dupes n’a pas marché, début décembre 2018, à la dernière réunion des États membres de l’OPEP à Vienne.
Certes, l’Organisation a réussi à prendre une décision de façade. Les 14 pays vont réduire leur production en retirant 800 000 barils par jour du marché mondial pendant six mois à partir de ce mois de janvier, tandis que les 10 pays non-OPEP ont accepté de s’associer en réduisant leur production de 400 000 barils/jour. Sauf que l’Iran, déjà mise à mal par les sanctions de Washington est exemptée, et que le Venezuela et la Libye aussi, car ils vivent de grosses crises politiques. Quant à la Russie, rien ne dit qu’elle respectera le deal après les propos de Vladimir Poutine.

Mais cet accord de Vienne a minima n’a trompé personne. Le prix du baril a bien frémi quelques heures sur les bourses, pour dégringoler de plus belle dès la reprise, le lundi suivant.
"N’enterrez pas trop vite l’OPEP, le cadavre bouge encore"
"Trouver l’unanimité au sein d’une quinzaine de pays différents, avec des intérêts parfois divergents et contradictoires, conclut Francis Perrin, alors que certains sont sunnites et d’autres chiites, certains des démocraties, d’autres des dictatures, n’est pas une sinécure. On entend souvent dire que l’OPEP va mourir et pourtant elle aura bientôt 60 ans, rappelle encore le chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques. En dépit de toutes ses faiblesses, de ses divisions internes, parfois de son incapacité à arriver à une décision unanime, l’OPEP est toujours vivante. Il ne faut pas trop se précipiter à enfoncer le clou pour fermer le cercueil de l’OPEP. Le cadavre bouge toujours."
Une précaution partagée par Jean-Pierre Favennec qui ne croit "pas du tout à une disparition de l’OPEP". Pour le professeur et spécialiste des questions pétrolières, "le pétrole reste un produit stratégique". Les experts s’entendent donc : il faudra rester unis pour survivre. Il faudra aussi clarifier l’attitude de la Russie, dont la politique n’est pas très claire. Sans elle désormais, les décisions de l’OPEP risquent d’être en effet limitées.