Cinéma, mode d’emploi / Revue Trafic
Jean-Louis Comolli , Vincent Sorrel : Cinéma, mode d’emploi. De l’argentique au numérique (Verdier) / Revue Trafic N°93 (P.O.L)

Depuis ses origines le cinéma a considérablement transformé notre regard sur le monde, sans que nous en soyons forcément conscients, nous les spectateurs. La technique s’effaçant pour « donner à voir », de profondes modifications de nos modes de perception et de sensibilité à l’image se sont opérées presque à notre insu : le cadrage, qui ramène l’exubérante diversité du visible à un « pan de réalité », le montage qui recrée le rythme du temps en ménageant des ellipses, lesquelles fonctionnent à la fois comme « principe d’accélération » et fissure où peut se glisser notre imagination, à l’endroit précis, interstitiel, du raccord , qui assure la continuité des séquences non sans révéler le battement d’une cadence et d’un mouvement imperceptible. Robert Bresson estimait que les raccords sont les joints par où pénètre la poésie dans un film. Hors-champ, panoramique, flash-back, contre-plongée, profondeur de champ sont entrés dans notre langage courant et se réfèrent à des états de la perception qui sont devenus habituels, évidents pour tous. Aujourd’hui, avec la révolution du numérique, c’est une époque nouvelle de la faculté de percevoir et de voir qui s’ouvre, une mutation qui ne fait que s’amorcer et dont les auteurs de cet ouvrage examinent d’ores et déjà les effets sur la technique et la production cinématographique, tout en étudiant son impact sur nos systèmes de représentation.
Comme le rappelle André S. Labarthe dans sa préface, le siècle du cinéma résonne à ses débuts « de mots barbares, boutures de syllabes imprononçables sur des porte-greffes d’origine grecque …trope, …scope, …graphie ». C’est peut-être cette précoce inflation lexicale qui a inspiré à Jean-Louis Comolli et Vincent Sorrel la forme de l’abécédaire avec ses quelques deux cents entrées pour situer le moment numérique dans l’histoire du cinéma, même s’ils présentent leur choix comme un hommage à Gilles Deleuze. Le passage du grain irrégulier d’halogénure d’argent enrobé dans sa gélatine au pixel géométrique aligné sur sa grille d’échantillonnage n’a pas entraîné de grande modification du vocabulaire technique de l’art cinématographique. Mais dans le domaine de la représentation et de l’image, la mutation est profonde. La pellicule argentique enregistrait une trace, une empreinte, alors que c’est un calcul qui reproduit mouvements et couleurs dans l’image numérique. On peut ainsi distinguer la silhouette d’un marcheur du mur où elle se détache, reproduire son mouvement à chaque photogramme tout en conservant l’image identique du mur qui ne bouge pas, et augmenter la définition de l’image sans accroître la quantité d’informations en figeant des parties du plan. Pourtant le mur vit aussi tout au long de l’avancée du promeneur, ombres et reflets, lumière et couleurs changent. Nul doute que « le petit pan de mur jaune » qui avait frappé Marcel Proust dans le tableau de Vermeer comme un signe éclatant de vie ne soit fondu désormais dans la vue uniforme, étalonnée par ordinateur, du port de Delft.
Une telle dislocation des différents éléments de l’image semble dangereusement consonner, pour les auteurs, avec des notions qui flottent dans l’air du temps, comme « globalisation », « déterritorialisation », « délocalisation », où là aussi le chiffre est le dénominateur commun… Ils rappellent que dans ses derniers développements la pellicule argentique était parvenue à un degré de complexité et d’affinage tel que les défauts du grain, ses impuretés, ses formes aléatoires servaient au mieux ses qualités. Au point que les ingénieurs du numérique ont cherché à les imiter en introduisant de l’aléatoire dans leurs programmes. Car rien ne rend mieux les nuances et le grain de la peau, rien n’accroche mieux le regard sur la lumière et ses reflets, rien ne remplace l’argentique pour produire des effets de matière. Comme le monteur qui passe un doigt humecté sur la pellicule pour détecter la couche sensible, nos yeux semblent bien réceptifs à l’alchimie de l’impression photosensible, de la prise de vues au tirage ou au métier des étalonneurs. À ce point de vue, comme le relèvent les auteurs, l’image numérique reste à inventer.
Jacques Munier

Revue Trafic N°93 (P.O.L)
http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-2156-9
Une revue à laquelle Jean-Louis Comolli collabore régulièrement. On peut d’ailleurs retrouver dans cette livraison l’auteur des grands documentaires consacrés à la politique, notamment à Marseille, avec le premier d’entre eux, réalisé en compagnie d’André S. Labarthe, sur les élections législatives de 1968, Les deux Marseillaises , ou La campagne de Provence , en 1992. Marie-Pierre Bouthier revient sur son parcours dans un article détaillée : Jean-Louis Comolli ou l’intelligence du réel , et le réalisateur signe un texte sur son rapport au politique et à cette ville : Marseille avec et sans retours .
A signaler la contribution de Raymond Bellour consacrée au grand cinéaste du documentaire, Harun Farocki, mort en 2014 : Pourquoi Harun nous était si précieux, ainsi que le texte du cinéaste sur le cinéma documentaire
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