La France de Sloterdijk / Revue Les Temps modernes
Peter Sloterdijk : Ma France (Libella) / Revue Les Temps modernes N°682 Dossier La philosophie française a-t-elle l’esprit de système ?

La France était pour Cioran – auquel deux chapitres du livre de Sloterdijk sont consacrés – « la province idéale de l’Europe » où vit un « peuple accablé par la chance ». C’est le paradoxe soulevé d’entrée de jeu par le philosophe allemand, dans la préface, écrite dans notre langue, de l’édition française de son livre. En esquissant une « géopolitique de la conscience malheureuse », il lui a semblé en effet que notre pays y « occupait une place toute particulière », illustrant à merveille les propos de Tolstoï selon lesquels « toutes les nations heureuses se ressemblent, tandis que chaque nation malheureuse l’est à sa façon propre ». Pour le philosophe, deux phénomènes se sont conjugués à quelques décennies d’intervalle pour produire le « déclinisme » qui nous affecte aujourd’hui. À la Libération, un double mythe national aurait effacé la honte de l’Occupation : celui d’une victoire acquise aux côtés du général de Gaulle par un pays tout entier engagé dans la Résistance, et celui – côté communiste – plus symbolique encore, d’un succès remporté par l’adhésion aux exploits de l’Armée rouge. Peu à peu cette double mythologie a pris du plomb dans l’aile et le désenchantement a croisé le déclin de l’influence intellectuelle de la France avec la disparition des grands penseurs des années 60 et 70. « Aujourd’hui – diagnostique le professeur Sloterdijk – tout se passe comme s’il fallait être bâtard pour être authentique, un rejeton, un orphelin de l’idée philosophique pour ne pas être ennuyeux. » D’où un légitime abattement.
Peter Sloterdijk aime la France. De Descartes et Pascal au mont Ventoux, conquis en deux heures et demi à vélo. Son livre est essentiellement une galerie de portraits que surplombent quelques crêtes éminentes comme l’architecture néo-romaine – le plus souvent virtuelle – des monuments rêvés pour accueillir le peuple en délibération de la Révolution française. « Assemblée nationale » est le nom de cette topique maintes fois reconduite depuis le serment du Jeu de paume pour faire en sorte que le processus révolutionnaire soit un événement qui ait « lieu ». Mais de l’église Saint-Louis à Versailles – où une grande partie du clergé affirme sa solidarité avec le tiers-état – à la fête de la fédération sur le Champ-de-Mars où le peuple est présent en masse en passant par la salle du Manège, l’école d’équitation des Tuileries qui fleure son atmosphère de plaisirs princiers, la Révolution n’aura presque rien construit et tout « renommé ». Une continuité que ne manquera pas de souligner Tocqueville dans L’ancien Régime et la Révolution , lequel n’accorde à l’événement, au titre de rupture, que la naissance du mythe égalitaire. Tocqueville : deux chapitres dans le livre de Sloterdijk.
Ce glissement de l’épopée à l’élégie, Sloterdijk le voit à l’œuvre dans la pensée d’Althusser. Le marxisme comme système de référence aura finalement ruiné le principe d’espérance, promu par Ernst Bloch, dans ses applications concrètes : stalinisme, Viêt-Cong, castrisme ou Khmers rouges. La « coupure épistémologique » qu’il a sans relâche dépistée, le passage d’une idéologie humaniste à une science structurale antihumaniste, est devenue le front où il s’est finalement brisé, entraînant dans le conflit entre sa compétence philosophique et sa loyauté envers le PC la tragédie qui emportera sa femme sociologue de « tendance bolchevique ». « Althusser trop fort » pouvait-on lire sur les murs de l’École normale supérieure après le meurtre. La pensée française, rebaptisée « pensée 68 » pour la décrier par certains cracheurs dans la soupe qui les avait nourris, est aussi faite d’une telle fusion entre le corps et l’esprit, entre le concept et l’écriture.
À cet égard Roland Barthes mais aussi Paul Valéry et beaucoup d’autres figurent dans le panthéon français de Sloterdijk. L’auteur de Monsieur Teste – « en qui – je cite – le platonisme noue une synthèse parfaite avec le dandysme », sorte de « chef d’atelier dans un Bauhaus virtuel des idées » – a développé une méthode de méditation matinale couchée sur papier qui aboutit à vingt-six mille pages de pensées. Respect. Jacques Derrida est également très présent, avec sa prose magnifique, « exigeante, délicate, élégante ». Pour finir, un portrait en demi-teinte de Jean-Pierre Chevènement et son « pathos national-souverainiste ». Dans les pages de son livre La France est-elle finie ? , un démon lui semble chuchoter à l’oreille de l’auteur : La France est une passion inutile.
Jacques Munier

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Cioran : De la France (L’Herne)
« Le siècle le plus français est le XVIIIème. C’est le salon devenu univers, c’est le siècle de l’intelligence en dentelles, de la finesse pure, de l’artificiel agréable et beau. C’est aussi le siècle qui s’est le plus ennuyé…
Comme je me serais rafraîchi à l’ombre de la sagesse ironique de Madame du Deffand, peut-être la personne la plus clairvoyante de ce siècle ! « Je ne trouve en moi que le néant et il est aussi mauvais de trouver le néant en soi qu’il serait heureux d’être resté dans le néant . » En comparaison, Voltaire, son ami, qui disait « je suis né tué » est un bouffon savant et laborieux. Le néant dans un salon, quelle définition du prestige ! »

Revue Les Temps modernes N°682 Dossier La philosophie française a-t-elle l’esprit de système ?
Dans son livre, Peter Sloterdijk raconte comment les intellectuels allemands se sont finalement réappropriés leurs philosophes avec leur esprit de système après un passage par la lecture déconstructrice des Français : « après avoir fait du « système de la raison » une matière radioactive prête à exploser ou à imploser en raison de son propre développement et déploiement univoques et totalisants, la France l’aura rééxportée en Allemagne »… D’Alain Badiou à Jean-Luc Nancy en passant par Elie During ou Bruno Latour les auteurs de cette livraison de la revue se prononcent notamment sur cette question.
Au sommaire :
Tristan Garcia, Une exception David Rabouin, Universel local. Achèvement du (néo-)spinozisme français Élie During, Méthode ou système? Pour une métaphysique locale Bruno Latour - Carolina Miranda, À métaphysique, métaphysique et demie? L'Enquête sur les modes d'existence forme-t-elle un système? (entretien) Patrice Maniglier, Manifeste pour un comparatisme supérieur en philosophie Jean Bourgault - Juliette Simont, Les systèmes à l'imparfait. À propos de la lecture en philosophie Alain Badiou, Système du système Jean-Luc Nancy, Le système, hier et aujourd'hui Laurent Dubreuil, Les palinodies du système Donatien Grau, Les deux systèmes du philosophe
