Comme un parfum d'années trente
Il y a dans l’air du temps un fort parfum des années 30. On voit ressurgir des idées, des thèmes, des positions qui rappellent furieusement cette autre époque de crise.- Certes, la critique de l’individualisme n’a pas encore débouché sur le fantasme d’une restauration des « communautés organiques », closes et protectrices, telles qu’elles ont peut-être existé au Moyen Age et que la modernité a atomisées. Mais la critique de « l’homme abstrait, sans lien, réduit à l’unité arithmétique » que formulaient les « anti-conformistes des années 30 » est redevenue un lieu commun du discours ambiant. (Ordre Nouveau, décembre 1933)- Jusqu'à présent, on a évité l’affrontement frontal entre les technocrates et les représentants des peuples, désignés par le suffrage universel. Pas de groupe « X Crise » à Polytechnique, pas de « Plan du 9 juillet » 1934, pour nous proposer de « substituer une économie consciente à une économie aveugle », comme disaient les jeunes technocrates entourant le ministre de l’économie du Front Populaire, Charles Spinasse , qui devait finir dans la collaboration. Mais enfin, là encore, ce genre de discours fait l’objet d’un assez large consensus. Déjà, un certain nombre de dirigeants politiques européens, qu’on les apprécie ou pas, ont dû céder la place à des gouvernements de techniciens.- Jusqu’à présent, toujours, la dénonciation des élites et le dénigrement systématique des institutions , des partis et des syndicats, en particulier, n’a débouché ni sur l’antiparlementarisme, ni sur la mystique du « peuple authentique » que son « instinct très sûr » conduirait à refuser son « asservissement » au culte de l’argent et à sa réduction à la « machine ». Mais qui niera que le populisme fait désormais partie de l’air qu’on respire ?- La critique de la finance , qui « ne crée pas de richesses, mais profite de celles que les autres créent », comme disait, en 1932, le maurrassien Jean de Fabrègues, qui devait finir à Vichy, n’a pas encore débouché sur la mise en accusation du « Juif parasite et apatride ». Mais on entend, comme dans les années 30, bien des discours qui nient le fait qu’une économie moderne ait besoin de collecter l’épargne, afin de financer les entreprises et les Etats et d’optimiser l’allocation des capitaux disponibles.- Plus généralement, on assiste à une remise en cause de « l’organisation des séparations », dont le philosophe Pierre Manent fait le critère de la démocratie libérale : séparation des pouvoirs politiques, afin d’organiser leur neutralisation mutuelle, mais aussi séparation de la société civile et de l’Etat, des religions et de l’Etat, de l’économie et du politique, des faits et des valeurs. C’est aussi que nous sommes avertis. Si nous ne connaissons pas bien l’histoire intellectuelle des années 30, et c’est dommage, nous en savons suffisamment sur la suite de cette histoire : les chefs charismatiques, issus du « peuple authentique », qui promettent la lune et qui conduisent à la guerre ; l’édification de frontières de plus en plus étanches entre les peuples qu’on isole pour mieux leur mentir et les asservir ; la recherche de boucs émissaires aux inévitables échecs économiques et sociaux... Et cela ne fait pas envie.Pour le moment, c’est vrai, nous avons évité le pire. Mais que la crise vienne à s’aggraver, que les taux de chômage s’envolent à des hauteurs telles que nos systèmes de protection sociale, déjà sous tension extrême, se retrouvent en faillite, et la demande de protection et de sécurité rendra bientôt inaudibles les vieux appels à la liberté de l’individu, rationnel et autonome…