Le blues politique des grandes surfaces
L’homme qui a inventé le supermarché en libre-service, était un Américain d’origine colombienne. Bernardo Trujillo , disparu il y a plus de 40 ans, était une espèce de consultant en « MMM » (pour méthodes marchandes modernes) – l’époque aimait les sigles, surtout ceux qui comportaient l’adjectif moderne. Comme souvent les consultants, il savait ramasser ses analyses et prescriptions en formules simples et faciles à mémoriser. Exemples : « Empilez haut et vendez bas ». Ou encore : « supprimez les vendeurs, remplacez-les par des pancartes : vous ne les payez qu’une seule fois et elles ne prennent pas de vacances. » C’étaient les années 50. Les Américains découvraient la consommation de masse, la vie en suburbs résidentiels, les déplacements continuels en voiture.
En juin 1963, ouvrait ses portes à Sainte-Geneviève-des-Bois, en banlieue Sud de Paris, le premier hypermarché français. Il se présentait comme une « usine de distribution ». La spécificité du modèle français, c’est qu’il mêle, dans un même espace, l’alimentation avec l’électro-ménager, le textile, la papeterie, les jouets, le bricolage… On y trouve tout à la fois. Au début, dans les années 60 et 70, l’argument de vente de ces temples de la consommation était le gain de temps. En un seul caddie, on pouvait acheter tout le nécessaire. L’autre atout de ces immenses hangars demeure leur flexibilité, leur polyvalence. On peut reconvertir les rayons des fournitures scolaires de rentrée en espace de vente des jouets de Noël.
On a souvent prédit l’effondrement de la vente en hypermarché. Dans l’après-68, il fut dénoncé comme le symbole de l’américanisation de la société – les produits sont standardisés, les contacts humains réduits au minimum - , et comme l’incarnation de la société de consommation. Guy Debord , dont le livre La société du spectacle paraît fin 67, livre une critique pertinente de l’aliénation du consommateur de grande surface, pour lequel nombre de ses aphorismes semblent avoir été écrits. L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé l’isole de ses semblables et le coupe de ses propres potentialités : « plus il contemple, moins il vit », écrit Debord. Car « le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale . » En outre, la consommation a été promue en devoir civique. Il ne suffit plus de travailler pour un patron, il faut en outre consommer toujours davantage pour la survie du système qui vous écrase…
Plus récemment, on a décrit l’hypermarché comme menacé, d’un côté par les aspirations du consommateur moderne à des produits moins standardisés, adaptés à ses goûts et besoins personnels, porteurs d’une histoire de l’autre, par le hard discount qui sacrifie toute mise en scène au prix bas. Dans les faits, le commerce en hypermarché résiste bien. Et il continue à tuer le petit commerce de proximité, qui contribue tant à animer nos centres villes.
L’hyper est un révélateur, parce qu’il est devenu l’un des rares lieux de sociabilité des périurbains , cette nouvelle catégorie que les politiques ont récemment découverte, parce qu’elle trouble le jeu électoral. Une chose me frappe dans celui que je fréquente : les consommateurs viennent au rayon presse lire des journaux, qu’ils reposent aussitôt après sans avoir l’idée de les acheter. Les mêmes vont ressortir avec, dans leurs caddies, des jeux vidéos à 40 euros. Mais l’information, elle, se doit d’être désormais gratuite. Vous l’écrivez, Annie Ernaux, : certains magazines sont tout froissés. Cela me paraît une bonne image du rapport de ces populations reléguées à l’actualité politique : on regarde distraitement les infos, les programmes. Et puis on repose : ce n’est pas pour nous. Ca ne nous concerne pas. C’est l’affaire des classes dirigeantes et de ceux qui vivent à leur contact ils résident à Paris . Aux élections de dimanche dernier, 59 % des 18-24 ans et 53 % des 25-34 ans n’ont pas été voter. Est-ce vraiment sans rapport ?

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