Dans le numéro du magazine intello britannique Prospect daté de mars, qui vient juste de paraître, on trouvera un article consacré à la crise ukrainienne que je trouve tellement juste que je préfère vous le résumer plutôt que de vous encombrer de ma prose. Il est signé Chrystia Freeland et est intitulé – en anglais – « Democracy fatigue ». Chrystia Freeland est une députée canadienne, et une journaliste importante elle vient de publier un livre intitulé « Ploutocrates. L’ascension des nouveaux riches mondialisés et la chute de tous les autres ».
La démocratie, écrit-elle « demeure un objectif incroyablement efficace dans les pays qui n’en ont jamais joui véritablement » mais les démocraties à part entière se révèlent très faibles lorsqu’il s’agit de faire valoir leur volonté au-delà de leurs propres frontières. » La démocratie, écrit-elle, encore, je cite : « est puissante sur place, mais faible dehors ». Face à la Russie, l’Europe a fait preuve de faiblesse.
Même dans la guerre des médias, les démocraties , qui sont censées s’y connaître, ont été battues par la propagande russe . Celle-ci est parvenue à faire passer les protestataires pour les marionnettes de l’Ouest, en faisant oublier combien massive est l’implication de Moscou. Celle-ci, je cite « en cherchant à donner des manifestants de Kiev, l’image de gens violents et de nationalistes d’ultra-droite, a obtenu un certain succès. »
A propos de l’Ukraine, elle dit aussi qu’il ne s’agit pas d’une lutte entre culture russe et culture ukrainienne non, ce dont il est question, je cite, c’est du choix « entre une forme de gouvernement autoritaire, clanique et corrompu, promu par le Kremlin , et d’autre part, les valeurs normales, celles que l’Union européenne symbolise et dont elle exige le respect : le règne de la loi, et les libertés individuelles ».
Bien sûr, l’Ukraine a une valeur stratégique, tant pour l’Europe, que pour la Russie. Moscou était prête à payer 15 milliards de dollars pour le contrôle de Kiev. L’Ukraine réclame une aide d’urgence de 35 milliards de dollars, car le pays, très mal géré par Ianoukovitch, est au bord de la faillite. L’UE explique ne plus avoir les moyens de ce sauvetage mais rappelons que la facture grecque a été en tout de 340 milliards de dollars, pour remettre les choses au point…
L’UE ne doit pas cacher qu’ elle a intérêt à avoir pour voisin immédiat une démocratie amie, plutôt qu’une satrapie dirigée par un pouvoir autoritaire . Car l’UE a des intérêts, bien sûr. Pourquoi n’en aurait-elle pas ? Mais le fond du problème, pour Poutine, c’est qu’une Ukraine libre rendrait la transformation démocratique de la Russie assez probable, par effet de contagion. Et c’est précisément ce qu’il veut absolument empêcher.
Le paradoxe de la situation, c’est que cette démocratie, qui semble tant désirable à ceux qui en sont privés, fait l’objet, chez ceux qui en jouissent, d’une profonde désillusion – la fameuse « fatigue ». C’est que le système capitaliste, qui fait partie du lot, engendre depuis trois décennies un tassement des revenus des classes moyennes, sa base sociale naturelle, et d’un enrichissement extravagant de la classe des super-riches.
Précisément, les oligarques russes et ukrainiens, leurs protégés et tout le milieu des copains et coquins qui profitent du capitalisme d’Etat oriental, appartiennent eux-mêmes à cette hyperclasse mondialisée . Ils ont des pieds-à-terre à Londres et des villas sur la Côte d’Azur, leurs enfants fréquentent les meilleures colleges d’Oxbridge. Mais l’embryon de classe moyenne de cette Europe orientale, qui n’en bénéficie pas, n’ignore plus rien, aujourd’hui, grâce aux médias, du mode de vie dont on jouit en Occident. Et il veut justement y accéder. Aujourd’hui, en Ukraine. Demain, en Russie.
Bien sûr, lorsque la démocratie y sera bien installée, car elle sera bien un jour, viendra, comme chez nous, le temps du désenchantement. La fameuse « fatigue » démocratique. Car, écrit Chrystia Freeland, « la démocratie, installée au gouvernement n’est jamais aussi jolie que lorsqu’on se bat pour elle dans les rues. » Ah, mais que Marianne était jolie, Quand elle marchait dans les rues de Paris, en chantant à pleine voix Ca ira, ça ira…. comme dit la chanson.