Henri Maldiney : L’espace du livre
Henri Maldiney : L’espace du livre (Cerf)

Au moment où le livre est en passe de se dématérialiser, il est bon de revenir sur ce qui fait sa magie propre, ne serait-ce que pour l’édification des nouveaux artisans numériques. Henri Maldiney explore le dispositif qui, après des siècles d’existence, est au seuil d’une profonde transformation. Des ouvrages enluminés du Moyen Âge à nos modernes « livres d’artistes » où se rencontrent peintres et poètes, en passant par les manuscrits byzantins ou la calligraphie chinoise, il confère à l’objet livre un véritable pouvoir de représentation de l’espace dont il esquisse la poétique : « qui ouvre le livre ouvre un monde » affirme-t-il.
Le livre porte en lui, en guise de « patrimoine génétique », son ancienne parenté avec le sacré, manifeste dans ce qui apparaît à l’origine comme le livre par excellence, la Bible ou le Coran – ne parle-t-on pas des religions du livre ? Et Régis Debray résume : le monothéisme, c’est la diffusion sur de longues distances de la parole de Dieu, soit le désert plus le livre. Dans toutes les civilisations, le livre est investi d’un pouvoir supérieur à celui de l’oralité, il peut voyager sans altérations, renfermer des secrets inviolables et il met en œuvre toute un ensemble de technologies hautement qualifiées : l’écriture et la lecture, bien sûr, mais comme le montre l’exemple des manuscrits du Coran ou des Bibles enluminées au Moyen Âge, il fallait réunir le concours de plusieurs spécialistes pour « bâtir un livre » : le doreur, l’enlumineur, le calligraphe, le relieur travaillaient indépendamment les uns des autres, chacun à son tour.
S’il est vrai, comme le dit Henri Maldiney, que « l’écriture est le germe du livre », livre sacré et livre d’art ont ceci de commun qui tient à leur origine : « ils ne s’épuisent pas dans leur fonction ». Il y a au départ d’un livre dit « d’artiste » une rencontre qui se métamorphose en « présence » dans le résultat abouti. Il ne s’agit pas en l’occurrence d’un simple rapport d’illustration, comme lorsque Matisse illustre les poésies de Mallarmé. « Son dessin à l’eau forte du cygne – je cite –ouvre bien moins l’espace aux tensions antagonistes du pathos de Mallarmé qu’il ne propose à la ressemblance du cygne une image, dont l’allure reptilienne enrichirait tout aussi bien d’une valeur ajoutée le cygne de Sully Prud’homme ». Et ici « Matisse fait du Matisse »…
Pour faire état de cette rencontre initiale destinée à prendre corps dans le livre lui-même, Henri Maldiney entreprend l’analyse d’une double page de l’ouvrage co-signé André du Bouchet et Tal Coat, intitulé Laisses. Le philosophe dont la pensée se déploie au croisement de la phénoménologie, de l’esthétique et de la psychiatrie, était un proche des deux artistes. À la peinture de Tal Coat, il a consacré un beau livre sous le titre Aux déserts que l’histoire accable. L’art de Tal Coat , et à un autre poète de ses amis il a dédié la pénétrante lecture du Legs des choses dans l’œuvre de Francis Ponge , qui témoigne d’une fine connaissance de la langue de la poésie. Ici, dans L’Espace du livre , il interroge la poétique de l’espace commune au poète et au peintre et en particulier leur traitement du blanc. On connaît le penchant de du Bouchet pour ces espaces interstitiels où il aime à ménager du non-dit. Dans l’œuvre collective qu’analyse Henri Maldiney le peintre et le poète ont exploité de concert cette ressource du livre imprimé, ce qui conforte en retour l’aptitude du poète à enserrer du vide dans ses lignes, qui apparaissent ainsi moins séparées par des intervalles que traversées par l’espace qui s’est arrogé la page. Du coup les aquatintes et bois gravés de Tal Coat ne semblent s’espacer « qu’à exister en suspens dans l’ouvert », donnant sens et figure à ces propos du peintre et calligraphe chinois Hua Lin : « Quand la peinture arrive au point où elle est sans trace, elle semble sur le papier comme une émanation naturelle et nécessaire de ce papier qui est le Vide même ».
Jacques Munier
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