Que d'"icônes" à voir, en ce moment, dans les musées et fondations ! Ou comment les expositions se conforment à la profusion des images sur Internet et à la valorisation des collections sur le marché de l'art...
“Pablo Picasso va-t-il détrôner Francis Bacon ? , s’interroge le Figaro. Le 11 mai, une toile de 1955 appartenant à la série des Femmes d’Alger sera mise en vente à New York, chez Christie’s, pour une estimation de 140 millions de dollars. C’est un peu moins que l’adjudication à 142,2 millions de dollars pour le triptyque de Francis Bacon Three Studies of Lucian Freud, vendu en novembre 2013, chez Christie’s à New York, et devenu l’œuvre la plus chère du monde. Celle de Picasso vient de la célèbre collection américaine Victor et Sally Ganz et avait été vendue en novembre 1997 pour 31,9 millions de dollars. Une belle plus-value en perspective !” , se régale d’avance Le Figaro. En parlant de plus-value, on a lu dans Le Journal des Arts que “la Museums Association et neuf organisations britanniques, parmi lesquelles certains des plus grands organismes de financement des musées tels l’Arts Council England et le Heritage Lottery Fund, ont publié le 27 mars une déclaration conjointe stipulant qu’ils ne collaboreront plus avec les musées qui vendent des œuvres appartenant à leur collection. Les signataires rappellent que les musées sont les gardiens d’un patrimoine culturel commun, et menacent de retirer les accréditations et financements à ceux qui bafouent leur code déontologique et la confiance du public en s’engageant dans cette voie. Des sanctions ont déjà été prises à l’encontre du Museum of Croydon et du Northampton Museum.”
On ne loue pas des œuvres, on fait du mécénat, nuance
Vendre des œuvres, non, donc, mais en louer, on peut ? Sabine Gignoux est allée pour La Croix visiter, à la Fondation Vuitton, l’exposition « Les Clefs d’une passion ». Une “démonstration de force” , un “rutilant tableau de chasse” selon elle. “En point d’orgue final, décrit-elle, La Danse de Matisse peinte pour le collectionneur russe Chtchoukine toise le visiteur, impériale. Un prêt du Musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg, là aussi exceptionnel, car cette ronde primitive de 2,6 mètres de haut sur presque 4 mètres de large, n'avait pas été exposée en France depuis la rétrospective Matisse de 1993 au Centre Pompidou. Pour l'obtenir, assure Sabine Gignoux, la Fondation Vuitton, et derrière elle le puissant groupe de luxe LVMH, ont dû verser de ces honoraires substantiels que l'Ermitage a l'habitude de réclamer. Même le Moma de New York, qui a envoyé un Brancusi, un Léger et quatre Kandinsky, a obtenu un paiement conséquent.” Eh bien pas du tout. Trois jours plus tard, on lit, à nouveau dans La Croix , que “Jean-Paul Claverie, conseiller pour le mécénat de Bernard Arnault, a réagi à cet article. Les œuvres prêtées à la Fondation Vuitton pour cette exposition ont été « obtenues sans contrepartie financière, grâce aux relations de mécénat que le groupe LVMH entretient depuis plus de vingt ans avec les plus grands musées du monde », indique-t-il. Si le Musée de l’Ermitage a ainsi accepté d’envoyer La Danse de Matisse à Paris, « c’est notamment car nous avions financé en 2004 le voyage à Moscou et Saint-Pétersbourg de l’autre Danse de Matisse détenue par le Musée d’art moderne de la Ville de Paris », rappelle-t-il. Et parce que « la fondation va apporter son expertise à l’Ermitage dans le cadre de sa nouvelle aile dédiée à l’art contemporain ». Les prêts du Museum of Modern Art de New York « font eux aussi suite au mécénat par LVMH de l’exposition Richard Serra au MoMA en 2007, ou de la récente rétrospective Isa Genzken », précise Jean-Paul Claverie. Selon lui, « le bâtiment extraordinaire dessiné par Frank Gehry pour la fondation a séduit d’autres prêteurs, comme le nouveau directeur du Musée Munch d’Oslo », qui a accepté l’envoi du Cri, jamais sorti depuis 2006.” Bref, on ne loue pas des œuvres, on fait du mécénat, nuance.
Ce que le monde possède de plus précieux dans son imaginaire collectif
Mais au fait, que voit-on à la Fondation Louis Vuitton, mais aussi en ce moment au Grand Palais ? Des icônes, de ces « œuvres qui s’imposent à chacun, professionnel ou pas » , qui « prennent le relais des images sacrées et déclenchent la ferveur » , selon respectivement Suzanne Pagé, la directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton, et Laurent Salomé, le commissaire de l’exposition « Les Icônes américaines »au Grand Palais, cités dans L’Express. “ Dans un monde enseveli sous l'abondance des images, l'art avec un grand A se réduit souvent pour le grand public à des clichés d'œuvres fameuses reproduits sur Internet, dans une qualité médiocre , relève Judith Benhamou-Huet dans Les Echos. Dans ce contexte, comment percevoir l'épaisseur de la peinture, le velouté du pastel, la profondeur du noir sur la veste d'un personnage ou l'infime éclair de lumière dans l'œil de la demoiselle ? Au XXIe siècle, l'art le plus célèbre est donc souvent un art plat. Plat comme les icônes, ces peintures byzantines ou russes représentées sans perspectives sur des panneaux de bois. C'est certainement de cette platitude mondialisée que vient l'idée qu'aujourd'hui certaines œuvres d'art sont « iconiques ». C'est d'ailleurs devenu un leitmotiv, un argumentaire commercial, dans le marché de l'art. Posséder une œuvre « iconique », c'est être propriétaire de tout ce que le monde possède de plus précieux dans son imaginaire collectif. C'est ainsi que l'une de ces toiles iconiques (et tout aussi dorée qu'une icône orthodoxe), signée du géant de la peinture autrichienne du début du XXe siècle, Gustav Klimt, représentant le portrait d'une maîtresse femme – et maîtresse du peintre d'ailleurs, Adèle Bloch-Bauer –, aurait été vendue dans le cadre d'une transaction privée au collectionneur américain Ronald Lauder pour 135 millions de dollars. C'est également ainsi que la représentation la plus médiatique de l'angoisse, Le Cri d'Edvard Munch, (l'une des quatre versions existantes) a été acquise en 2012 par l'homme d'affaires américain Leon Black pour 120 millions de dollars.” Les clefs d’une passion, ce sont donc aussi, souvent, celles du coffre-fort…