“Le monument en rigole encore. Depuis son inauguration en 1875, le prestigieux Opéra de Paris, ou Palais Garnier, avait bien vu défiler des ténors, des barytons ou des danseuses étoiles, mais encore jamais de comique , constate Renaud Baronian dans Le Parisien. Il aura donc fallu attendre 139 ans et [la soirée du 16 mars] pour que l’un des humoristes les plus fameux du moment, Gad Elmaleh, se produise dans la salle de 1 900 places conçue par l’architecte Charles Garnier. […] Un événement pour ses nombreux fans : les places, mises en vente le 29 janvier, se sont arrachées en deux heures, même celles à 120 € ! C’est donc pour partie un public n’ayant jamais mis un pied à l’Opéra qui débarquait [ce soir-là], et qui prenait en photo la façade, l’escalier ou le plafond peint de Marc Chagall dans la salle. Des spectateurs venus en famille, pomponnés ou en jean et tee-shirt, arrivant de province, d’un arrondissement voisin… ou de banlieue, comme Jean-Marc, venu avec sa fille de 17 ans, Juliette, depuis les Hauts-de-Seine : « On s’est précipités le jour où les billets ont été mis en vente. C’est le mariage de l’humoriste et de l’Opéra qui nous a attirés. On s’attend à quelque chose de magique… » Et magique, ça l’a été , assure le journaliste du Parisien. Gad Elmaleh, déchaîné, a déroulé une version dynamitée de son spectacle, en la truffant de références aux lieux qui l’accueillaient. […] Gag récurrent de la soirée : des dédicaces régulières à cet imaginaire « couple de Japonais » qui n’aurait trouvé de places que pour cette soirée et aurait ainsi eu droit au show de Gad Elmaleh au lieu d’un vrai opéra. Pour eux, le comique a même mimé une chorégraphie de danse moderne, faisant rire le public aux larmes. […] Les spectateurs , témoigne Renaud Baronian, lui firent [au final] un triomphe, de ceux qu’on réserve habituellement aux divas…” “Ces salles sont-elles faites pour des spectacles de cette nature ? , s’interroge Aurélien Ferenczi dans Télérama. Les humoristes finiront-ils à l’Académie française ? A l’Opéra, le directeur adjoint, Christophe Tardieu, s’explique sans détour : « Il y a tous les ans trois ou quatre dates libres dans la saison que notre service “location d’espaces” propose à des entreprises désireuses d’organiser des soirées, ou à des sociétés de production pour des tournages. Il y a eu un désistement tardif et nous avons contacté plusieurs producteurs. L’un d’entre eux, Gilbert Coullier, a proposé Gad Elmaleh : il fallait un artiste capable de remplir une salle en moins de deux mois… » Rien de vraiment inédit : le palais Garnier a accueilli l’an passé George Michael, pour une soirée Sidaction, ou en 2012 Julien Clerc, pour un concert privé. « J’étais dans la salle le soir de Gad Elmaleh, poursuit Christophe Tardieu. Certains spectateurs mettaient pour la première fois les pieds à Garnier, parce que tout le monde n’ose pas pousser la porte de l’Opéra de Paris. Maintenant qu’ils sont venus pour un humoriste très connu, peut-être reviendront-ils pour un ballet ou un opéra très connu… Mais ce n’est pas une stratégie de programmation, c’est une simple location qui rapporte un peu d’argent. »
Au moment où les subventions stagnent (au mieux), les patrons d’institutions culturelles cherchent tous azimuts de nouvelles ressources. Encore faut-il savoir jusqu’où aller : Bigard à la Comédie-Française ? Non, six semaines de Florence Foresti au Théâtre musical de Paris – le nom officiel du Châtelet – là même où Bob Wilson remontait il y a deux mois Einstein on the beach(ce sera du 16 septembre au 31 octobre). Pour se justifier, le patron du lieu, Jean-Luc Choplin, emploie à peu près les mêmes arguments que son collègue : « C’est une bonne opération, à la fois pour atteindre un nouveau public et sur le plan économique. Des salles pleines, le théâtre tirera une somme rondelette, immédiatement investie dans la production qui suivra, Un Américain à Paris , que je produis au moment des fêtes de fin d’année. » Mais à la différence de l’Opéra, il considère le nouveau spectacle de Florence Foresti comme un choix assumé de programmation, conforme à la stratégie mise en place depuis 2006 : « J’ai toujours essayé de casser les frontières entre les catégories, explique-t-il, alors qu’en France on a tendance à tout enfermer dans des cases. L’identité du Châtelet, c’est “courant d’air, courant d’art”, selon l’expression de Marcel Duchamp. J’ouvre la porte, pour que la vie rentre, sous forme de spectacle et de spectateurs. » A la Mairie de Paris, bailleur de fonds du théâtre, on sait gré au directeur actuel d’avoir renouvelé et rajeuni le public, mais certains s’étonnent de voir ainsi programmé un spectacle plus naturellement destiné au privé. A fortiori quand rien ne signale sa singularité face aux créations habituelles du lieu… La frontière entre culture savante – le classique – et culture populaire – la rigolade – deviendrait-elle de moins en moins marquée ? , s’interroge encore l’enquêteur de Télérama. Il y a vingt ans, on rêvait de donner des opéras classiques au Palais omnisports de Paris-Bercy aujourd’hui ce seraient plutôt les spectacles de Bercy qui envahissent les salles de prestige… Le sociologue Bernard Lahire, auteur notamment de La Culture des individus, Dissonances culturelles et distinction de soi, tempère l’analyse : « La frontière existe toujours. Il y a une stratégie d’appât des institutions, à la recherche d’un nouveau public, qui rencontre un désir d’anoblissement des acteurs de la culture populaire. Mais quand ces derniers pénètrent le lieu qui ne leur est pas destiné, ils changent : l’Opéra de Lyon avait invité des rappeurs se produisant devant le bâtiment à participer à un spectacle, mais pour cela ils avaient dû adapter leur manière de faire du rap… Et les institutions doivent faire attention : une de mes étudiantes avait fait une étude sur un golf huppé qui s’était ouvert à un public populaire bientôt, les habitués aisés l’avaient déserté. »” Du moment qu’il y aura toujours des Japonais pour venir par erreur, tout ira bien !