A quoi bon des musées, quand il y a de si belles (et riches) fondations ?
Le dernier numéro de la revue Charles est consacré aux ministres de la Culture. Tous les titulaires du portefeuille depuis 33 ans y témoignent de la façon dont ils ont occupé la fonction, et notamment comment chacun s’est coltiné l’épineuse question des intermittents. Mais comme toujours, c’est Jack Lang, l’éternel ministre de la Culture, celui auprès de qui François Hollande s’est affiché à la dernière Fête de la musique, qui donne le ton. Dans un entretien au Monde , il explique ainsi au gouvernement ce qu’il devrait faire en la matière. Pour lui, il faut “déjà, ne pas avoir peur de ce que de Gaulle appelait naguère la grandeur. Une certaine doxa , regrette-t-il, propage l’idée qu’il faudrait en finir avec les projets d’envergure. Je crois tout le contraire. Les Français ont besoin d’être tirés en avant par des réalisations d’exception.” « Faut-il créer de nouveaux musées ? » , lui demande Le Monde. “Oui , répond Jack Lang. Pourquoi ne pas créer un musée du design ou de l’art de vivre, alors que notre pays possède, depuis les années 1980, grâce aux fonds régionaux d’art contemporain, l’une des plus belles collections du monde ? On pourrait aussi penser à ouvrir, dans le domaine de l’art contemporain, un musée des grands formats, qui sont aujourd’hui si prisés, comme l’atteste le succès d’Art Basel. Lyon regorge dans ses réserves de ce type d’œuvres entre autres merveilles, une sublime pièce de Daniel Buren de 300 mètres carrés. Les besoins comme les idées ne manquent pas si l’on veut mobiliser les talents, les énergies et les enthousiasmes.” Mais alors, “à quoi sert la ministre de la Culture ?” , se demandait samedi en couverture Le Figaro Magazine . Que fait Aurélie Filippetti, quand elle n’est pas paralysée par la fronde des intermittents ? Eh bien, elle visite l’hôtel Salé, et en profite, nous dit Le Figaro , pour annoncer “la réouverture du Musée Picasso pour… le 25 octobre, afin d’assurer de « bonnes conditions de sécurité » aux œuvres qui seront exposées. Fermé pour travaux depuis cinq ans, l’ouverture de ce musée national a été repoussée plusieurs fois. Le 25 octobre est le jour de naissance de Picasso” , relève le quotidien. C’est aussi, reconnaît dans Le Monde le nouveau directeur du Musée Picasso, Laurent Le Bon, “juste après l’inauguration de la fondation Louis Vuitton. Il me semblait beau pour Paris , explique-t-il, que deux institutions, l’une privée, l’autre publique, ouvrent quasiment en même temps. Ce léger report nous permet en outre d’avoir un peu plus de mou pour l’installation dans les lieux.” Car oui, ça y est, le 22 juin “sur TF1, Bernard Arnault, PDG de LVMH, a annoncé que sa Fondation Louis-Vuitton du Bois de Boulogne, à Paris, sera inaugurée le 20 octobre. Conçue par l’architecte américain Frank Gehry et consacrée à la création contemporaine , nous rappellent Libération et Le Parisien , la fondation sera en accès gratuit pendant trois jours le week-end de lancement. L’accès au public dans des conditions classiques se fera le 27 octobre. « Nous allons exposer des collections qui appartiennent pour partie déjà à la Fondation, une partie de mes collections et puis nous aurons aussi des expositions temporaires pour lesquelles nous ferons travailler des artistes contemporains, a déclaré Bernard Arnault. Certains vont réaliser des œuvre spécialement pour la fondation. Je serai assez impliqué dans les choix », annonce le patron de LVMH. Qui constatait que « la réussite exceptionnelle de LVMH » était « due à la réussite exceptionnelle de nos créateurs ». Et d’ajouter : « J’ai toujours pensé depuis vingt ans qu’il était nécessaire de rendre un peu au public ce que les créateurs nous ont fait gagner à l’échelle mondiale, ce qu’ils ont permis d’apporter à cette entreprise formidable ».” “ Bernard Arnault , précise Le Parisien , a choisi d’inaugurer ce nouveau lieu artistique juste avant l’ouverture de la Fiac, la Foire internationale d’art contemporain, qui se tient du 23 au 26 octobre à Paris.” Si on a bien compris, par ricochet, l’ouverture du Musée Picasso se cale sur celle de la Fiac. Tout un symbole. Car “le nombre de fondations dévolues à l’art donne le tournis” , estime Michel Guerrin dans Le Monde , qui cite celles des Galeries Lafayette, prévue pour 2016, de Leclerc, à Landerneau, de Salomon, près d’Annecy, ou de Ricard, à Paris, sans oublier “celle de la mécène suisse Maja Hoffmann, prévue pour 2018 à Arles, [qui] fera du bruit. Et pour couronner le tout, et sans attendre, trois fondations fêtent cette année leur anniversaire : cinquante ans pour Maeght à Saint-Paul-de-Vence, trente bougies pour Cartier et dix pour la Maison rouge, toutes deux à Paris. Que du bonheur pour les amateurs d’arts ? Pas simple , juge le chroniqueur du Monde. A Arles, François Hebel, le directeur des Rencontres photographiques, qui ont lieu chaque année début juillet, jettera l’éponge après cette édition. Il estime qu’il ne pourra plus travailler, la Fondation Luma ayant acheté terrains et bâtiments où le festival présente des expositions. Et puis nombre de responsables de musées affirment que toutes ces fondations qui ouvrent des lieux ambitieux sont autant d’argent potentiel perdu pour les musées publics. Ils citent un chiffre : le mécénat culturel, qui s’élevait à 975 millions en 2008, s’est effondré à 494 millions d’euros en 2012. Mais il faut voir aussi que nombre de conservateurs de musées goûtent peu cette concurrence de trublions du privé qu’ils ont longtemps snobés, pour aujourd’hui les envier, quand ils ne sont pas devenus leurs obligés.” “Si elles reflètent un engouement pour l’art , note de son côté l’Express, les fondations servent opportunément d’appui aux politiques publiques, dont les moyens ne cessent de s’étioler.”
On comprend mieux dès lors pourquoi d’anciens ministres de la Culture se recyclent dans des fondations privées : le vrai pouvoir n’est-il pas là ?

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