Par Thomas CLUZEL
Et tout d'abord cette image, diffusée et rediffusée en boucle hier sur toutes les chaînes de télévision de l’archipel : on y voit le président philippin en chemisette de sport et jeans, devant un amas de ferraille et de béton broyés par le typhon, écouter les responsables de la Croix-Rouge sans avoir l'air le moins du monde paniqué, car bien qu’assommées par l’ampleur du désastre les autorités ne s’estiment pas dépassées.
Et pourtant, l’urgence est aujourd'hui confirmée par tous les journalistes parvenus sur place. A elles seules, les images de désolation qui s'affichent encore ce matin partout dans la presse en témoignent : maisons rasées, bâtiments défoncés, arbres déracinés et voitures retournées. Les rues transformées en véritable fleuve charrient les débris. Un décor de fin du monde où des files d'hommes, de femmes et d'enfants avancent le long des routes le nez recouvert d'un tissu pour masquer l'odeur pestilentielle des cadavres.
Sur le site du DAILY INQUIRER de Manille, une vidéo illustre l'ampleur du désastre, le pire désastre de l'histoire du pays. Et comment pourrait-il en être autrement, lorsque les experts qualifient ce typhon de plus puissant au monde jusqu’à présent : des vagues jusqu’à 15 mètres de haut et des vents approchant les 300 km/h.
Le journaliste d'AL JAZIRA a été l'un des tous premiers à se rendre dans la ville la plus touchée de l'archipel, Tacloban, devenue la ville martyre des Philippines. Sur place, il explique que les gens cherchent inlassablement leurs proches disparus. Les gens marchent comme des zombies, explique encore son confrère de l'agence REUTERS. C'est comme dans un film, dit-il.
Parmi les rescapés à pouvoir témoigner, un chauffeur de taxi raconte comment il a dû se réfugier dans une voiture avec sa femme et sa fille de 8 ans après que l'eau est montée à la hauteur des cocotiers. Nous avons ensuite été emportés par l'eau, beaucoup de gens flottaient, agitaient leurs bras et criaient à l'aide, dit-il, mais que pouvions-nous faire ? Tous racontent des scènes cauchemardesques : les immenses vagues sont venues encore et encore, s'abattant dans la rue et emportant nos maisons, raconte notamment une jeune femme, avant de préciser : mon mari nous avait attachés l'un à l'autre, mais nous avons été séparés. J'ai vu plein de gens hurler et se noyer. Et je n'ai toujours pas retrouvé mon mari.
À la lisière toujours de Tacloban, l'une des villes côtières les plus touchées, un homme titube sur les cadavres pour fouiller les restes d'une maison effondrée. Vêtu seulement d'un pantalon rouge, ce père de quatre enfants dont le témoignage est aujourd'hui repris partout, de LA PRESSE canadienne au DAILY BEAST libanais, raconte et surtout s'excuse non seulement de son apparence mais aussi de ce qu'il est à présent obligé de faire. Je suis une personne décente, dit-il, mais si vous n'avez rien mangé depuis trois jours, alors vous en arrivez à faire des choses affreuses pour survivre. Nous n'avons rien à manger. Nous avons besoin d'eau et d'autres choses pour survivre. Après une demi-journée passée à fouiller, son butin se résumera à quelques paquets de pâtes, canettes de bière, boîtes de conserve, biscuits et sucettes, ainsi que du savon. Ce typhon nous a enlevé toute dignité, explique-t-il encore avant d'ajouter, mais j'ai encore ma famille et j'en suis très reconnaissant.
Ailleurs dans la ville, d'autres rescapés, profitant de l'absence des forces de l'ordre, lesquelles ont quasiment disparu depuis le passage du typhon adoptent des stratégies de survie beaucoup plus agressives. Eux aussi expliquent n'avoir rien mangé depuis trois jours. Ils brisent les rares vitrines des magasins qui ont résisté aux vents ou tordent à l'aide de leviers les grilles de quelques échoppes. Un boucher, désespéré, brandit un revolver vers les assaillants. Mais même si l'homme agite son arme dans les airs et crie, la foule se sert. À proximité, la propriétaire d'une petite pâtisserie évoque des scènes d'anarchie. Et de raconter : il n'y a aucun membre des forces de l'ordre et l'aide met trop de temps à arriver. Les gens sont sales, affamés, assoiffés. Encore quelques jours, assure-t-elle, et ils vont commencer à s'entretuer.
Sur la chaîne d'information AL JAZIRA, une journaliste confirme qu'il n'y a désormais ni nourriture ni eau, et que les médecins à l'hôpital s'occupent des blessés sans électricité ni bougie.
Trois jours après la catastrophe, les Philippines commencent à mesurer l'étendue des dégâts provoqués par le typhon géant. Le gouvernement dit craindre au moins 10 000 morts mais les coupures des communications empêchent encore d'établir le contact avec des îles entières, faisant redouter un nombre de victimes toujours plus élevé. De son côté, le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires a estimé hier soir que 9,5 millions de personnes avaient été affectées par le typhon. Les habitants qui ont pu se rendre à l’aéroport parlent eux de dizaines de cadavres étendus dans les rues, accrochés dans les arbres ou émergeant des piles de débris.
Toujours parmi les témoignages à lire encore ce matin dans la presse, un chasseur de cyclones présent lui aussi à Tacloban raconte : Le passage du typhon n'a duré que quelques heures, mais il a frappé la ville avec une férocité terrifiante. Au pire de la tempête, dit-il, le vent était comme un cri.