Une juste mémoire
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« 11 novembre 1918, 11 heures précise, toutes les cloches de France sonnent à la volée. Le son des clairons résonne sur le front et les airs de « Cessez-le-Feu », « Levez-vous », « Au Drapeau » traversent tous les villages et toutes campagnes.
Un armistice a été conclu le matin entre les Alliés et l'Allemagne et pour la première fois depuis quatre années, les soldats de l’armée française et de l’armée allemande découvrent qu’il est possible de se faire face sans s’entretuer.
La guerre laisse derrière elle des millions de morts et de mutilés.
Les survivants veulent croire que cette guerre qui s'achève restera la dernière de l'Histoire, la « der des der... » [https://www\.herodote\.net/]
Ils ne savaient pas que 21 ans plus tard commencerait une seconde guerre mondiale tout aussi terrible mais différemment, théâtre de la profonde Barbarie, deux guerres liées mais dont le souvenir de la dernière risque parfois d’occulter le souvenir de la première. Occultation préjudiciable car ne permettant plus de comprendre les causalités et l’enchaînement des idées, des événements et des passions, pour le mal mais aussi pour le bien !
La langue hébraïque possède au moins trois verbes différents pour exprimer l’instance mémorielle des individus et des sociétés. Le plus connue est zakhar, « se souvenir », et son impératif zakhor que l’on peut traduire par « souviens-toi ». Il y a aussi le verbe _chamar et son impératif chamor_ qui veut dire littéralement « garde » au sens de « garde en mémoire », « préserve », « protège ». Et il existe un troisième verbe, paqad qui a le sens de « se souvenir de quelqu’un », se souvenir d’une promesse faite à quelqu’un pour rouvrir un chemin qui pourrait avoir été fermé par l’oubli.
Les Maîtres du Talmud expliquent l’usage des deux verbes chamor et zakhor de la façon suivante : Chamor balèv ve zakhor bapé.
Chamor se fait « dans le cœur », alors que zakhor passe « par la bouche », c'est-à-dire par la parole. La chemira est un travail intérieur, intime, personnel, alors que la zekhira est expression externe de cette mémoire, une expression partagée de cette mémoire.
Ainsi, la zekhira est le fait de mentionner, d’exprimer, d’extérioriser, de montrer, de rendre visible, de faire circuler la mémoire, de faire œuvre d’histoire, et peut-être de musée.
C’est l’action nécessaire, celle qui prête « main forte » au sentiment intérieur qui disparaîtra le jour où les individus qui le portent disparaîtront, ou que la force de l’oubli aura été plus forte que celle du souvenir. Une façon de rappeler aussi que Yad vachem signifie "la main et le nom".
La mémoire est un animal difficile à dompter. Comme dit le Talmud au nom de Rabbi Yehoshoua ben Hanania après la destruction du Temple, cité par Yossef Hayyim Yerushalmi : « Ne pas se souvenir, nous ne le pouvons, … mais trop se souvenir, nous ne le pouvons pas non plus ! »
Difficulté de la juste mémoire aujourd’hui car nous sommes entrés dans l’ère des derniers témoins.
Nous sommes à la fin de cette époque de transition très fragile et très courte de ceux qui auront connu les deux époques, celle de la voix vive et celle de la voix qui s’est tue.
Sur nos épaules, nous le savons, nous le sentons, repose maintenant l’édification d’un nouveau « conservatoire de la mémoire », sur une « nouvelle Maison du souvenir » selon l’expression du romancier Philip David.
Véritable mutation sociologique qui touche à l’histoire, la philosophie, la politique, le droit et la littérature.
L'invité
Emmanuel Deun est psychologue clinicien et psychanalyste. Il a publié « C’est mon jour de chance », Addiction au jeu et fausses croyances (Éditions In Press, 2013) et L'Étrange affaire Portal, Un fait divers entre deux mondes (1973-1975), aux éditions Imago.
Archives sonores
A la vie, un film de Jean-Jacques Zilbermann
Nuit et brouillard de Jean Ferrat
On me dit à présent que ces mots n'ont plus cours
Qu'il vaut mieux ne chanter que des chansons d'amour
Que le sang sèche vite en entrant dans l'histoire
Et qu'il ne sert à rien de prendre une guitare
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Mais qui donc est de taille à pouvoir m'arrêter
L'ombre s'est faite humaine, aujourd'hui c'est l'été
Je twisterais les mots s'il fallait les twister
Pour qu'un jour les enfants sachent qui vous étiez !
Le livre de l'invité
Emmanuel DEUN, Le Village des Justes,Le Chambon-sur-Lignon de 1939 à nos jours.
"De 1939 à 1944, inspirés par des hommes de foi, les habitants du Chambon-sur-Lignon — essentiellement protestants — entreprennent de cacher des Juifs, notamment de nombreux enfants, menacés de déportation, et les accueillent dans leurs maisons et dans les fermes alentour.
Au-delà du refuge, des hommes et des femmes de bonne volonté leur fournissent, au péril de leur vie, de faux papiers d’identité, des cartes de rationnement, et les aident à passer en Suisse.
Grâce à une étonnante conspiration du silence de la population du Plateau Vivarais-Lignon, on estime que trois à quatre mille personnes purent ainsi être sauvées, sous les yeux mêmes des autorités de Vichy et des Allemands."
En s’appuyant sur les témoignages des tout derniers protagonistes, dont certains ne s’étaient jamais exprimés, en brossant le portrait de personnalités hors du commun, Emmanuel Deun raconte l’histoire de ces faits exceptionnels. Puis, au terme de son récit, il analyse le processus mémoriel toujours à l’œuvre et les controverses qu’il suscite encore aujourd’hui.
En 1990, le village et les communes environnantes furent reconnus comme « Justes parmi les nations » pour leur conduite généreuse et héroïque pendant la guerre.

Émission "Talmudiques" en lien.
" Vous les Justes de France qui nous donnez des raisons d’espérer ! ", avec Nathalie Heinich. 01/07/2018