À Vienne, dans le cimetière central, tous les 23 janvier depuis 80 ans, quelques dizaines de personnes se rassemblent autour d’une tombe surmontée d’un ballon de foot et d’un curieux visage au front démesuré sculptés dans le marbre noir.
Cette tombe n’est ni celle de l’écrivain Arthur Schnitzler, ni celle du compositeur Ludwig van Beethoven ou encore du cinéaste Georg Wilhelm Pabst, autres célébrités défuntes ici rassemblées.
C’est celle de Matthias Sindelar, der Papierene, l’homme de papier, qui scellera son mythe sur terrains de foot durant les années 1930, sur fond de montée du nazisme.
La ville de Vienne enterre Matthias Sindelar. Derrière son cercueil, il y a 20.000 personnes sous la pluie. Et on arrive au cimetière. Et là, le chef des SA, allemand, bien sûr, fait stopper le cortège funèbre et il dit "Ici, repose le plus grand combattant du football". Et on l'enterre très près d'un cercle magique, le cercle magique des cénotaphes de Schubert, de Brahms, de Mozart... Il se trouve aussi que Matthias Sindelar a été surnommé le Mozart du football. Et, il se trouve que quand il est mort, il est mort à quelques dizaines de mètres de la loge maçonnique que fréquentait Mozart. Je trouve ça magnifique ! Olivier Margot, auteur de L'homme qui n'est jamais mort (JC Lattès, 01.2020)
Épisode 1 : Match gagné
Depuis la tombe de Matthias Sindelar, nous retournons un siècle en arrière dans les rues de Vienne la rouge (das rote Wien). Matthias est né Matěj Šindelář en 1903 en Moravie, cette région de l’Empire austro-hongrois qui sera plus tard intégrée à la République Tchèque. Sa famille modeste émigre à Vienne, où il joue au ballon dans les rues de son quartier populaire et cosmopolite de Favoriten avec les autres enfants immigrés - des Tchèques, des Polonais, des Hongrois….
Il commence sa vie de jeune adulte dans une première république d’Autriche en pleine effervescence architecturale, théâtrale, littéraire et médiatique au sortir de la Première Guerre mondiale. Les politiques sociale et culturelle offensives feront de Vienne la Mecque du socialisme démocratique, et cette ville voit naître des équipes de foot tout à fait singulières, où les corps rompent avec les gestes et les codes habituels. Sindelar, le fils d’ouvrier, incarne un singulier mélange. Dès 1917, il est repéré par un club, le Hertha Wien, intègre l’équipe première en 1922 puis rapidement l’équipe nationale. Malingre, rapide et imprévisible, il reçoit le surnom d’homme de papier, gagnant l’admiration des artistes et des intellectuels.
Ce premier épisode évoque sa jeunesse viennoise et sa foudroyante ascension dans une équipe que l’on nommera le Wunderteam, "l’équipe miraculeuse".
Je pense qu'on peut parler de projection. D'un côté, les intellectuels ont vu en Sindelar, ce qu'ils ne pouvaient pas être eux-mêmes, une personne qui pratique un sport très physique mais qui le pratique d'une manière remarquablement intelligente, joueuse. Dans un poème connu*, Friedrich Torberg, (nom de plume de Friedrich Kantor), écrit de Matthias Sindelar qu'il jouait sans cesse et ne combattait jamais. Et c'est précisément ça, ce côté joueur, ludique, ce don hautement technique que les intellectuels ont reconnu dans le jeu de Mattias Sindelar et qui a fait qu'ils y ont vu une projection d'eux-mêmes. Pour le monde ouvrier, ensuite, Sindelar est le symbole de l'ascension. Sindelar et "Vienne la rouge" vont très bien ensemble... Quand on vient de ce milieu, prendre l'ascenseur social jusqu'à devenir une star internationale, bien sûr que ça incite à la projection, à l'identification. Wolfgang Maderthaner, historien, spécialiste du mouvement ouvrier et de l’histoire du football.
* Auf den Tod eines Fußballers (À propos de la mort d'un footballeur), titre du poème de Friedrich Torberg consacré à Matthias Sindelar.
Intervenants
- Olivier Margot, journaliste et écrivain, auteur de L’homme qui n’est jamais mort (JC Lattès, 2020)
- Georg Spitaler et Wolfgang Maderthaner, historiens, spécialistes du mouvement ouvrier et de l’histoire du football
- Polo Breitner, consultant pour le foot allemand sur RMC
- Berta Wenzel, Helmut Wenzel et Walter Sturm, habitants de Favoriten, dixième arrondissement de Vienne (Autriche), et collaborateurs du musée local.
Avec les voix de Leyla-Claire Rabih (metteure en scène, directrice artistique de la compagnie Grenier Neuf à Dijon) et Emilie Chaudet (productrice à France Culture).
Archives autrichiennes :
- Match amical Autriche-Angleterre, 14 mai 1930, fonds Filmarchiv Austria (liste des match de l'équipe d'Autriche de football par adversaire) : 0-0
Musique (extraits pour les deux épisodes) : Wolfgang Amadeus Mozart : Symphonie n°25, Ode funèbre maçonnique K 477, Concerto pour piano n°20, Concerto pour piano n°23 - Joseph Haynd : Deutschland über alles (Quatuor l’Empereur) - Johann Strauss II : Le beau Danube bleu - Max Reger : Variations et fugue sur un thème de Mozart - Arnold Schönberg : La nuit transfigurée opus 4, pour sextuor à cordes - Alban Berg : Quatuor à cordes opus 3.
Bibliographie sélective
Livre :
- Olivier Margot, L’homme qui n’est jamais mort (JC Lattès, 2020)
Extraits de films (Filmarchiv Austria sur YouTube) :
- Fussball-Fieber Österreich 1 : Eine Kulturgeschichte, un court métrage de fiction (1922)
- Fussball-Fieber Österreich 2 : Vom Wunderteam bis Cordoba, (Autriche - Italie, 1923)
Un documentaire de Marie Chartron, réalisé par Yvon Croizier. Prises de son, Pierric Charles, Marie Lepeintre ainsi qu'Alexandre Czuczman de France Bleu Saint-Etienne Loire. Archives INA, Delphine Desbiens. Avec la collaboration d'Annelise Signoret de la Bibliothèque de Radio France.
Pour aller plus loin
- Fonds d’archives photographiques Mario Wiberal sur le site de l’association de recherche sur le mouvement ouvrier.
- Site du musée local de Favoriten (depuis Wikipédia).
- Sindelar, le wunder-attaquant de l’Autriche, portrait à lire sur le site de la FIFA.
- Histoire(s) de foot : la Wunderteam et Matthias Sindelar contre le nazisme sur le site de l'US Cluny football
- Images d’archives de matchs de Sindelar sur YouTube :
- Parcours de Mathias Sindelar, meilleur joueur autrichien du 20e siècle, à lire sur le site les Cahiers du football.net : (1/4, le joueur de papier - 2/4, le Mozart du football - 3/4, 1934, l'occasion manquée - 4/4, de la légende au mythe).
- Vienne la Rouge : la politique du logement social dans la Vienne socialiste (1920-1933), article de Manfredo Tafuri et Francesco Dal Co, publié sur le site du Laboratoire Urbanisme Insurrectionnel (2012).
- 1918-1934 : La montée et la défaite héroïque de "Vienne la rouge", article d’Henri Wilno, paru sur le site Europe Solidaire Sans Frontières (2020).
- Match Autriche-France (3-2) de mai 1934, résumé dans le Miroir des sports (29 mai 1934).
- Hugo Meisl et sa “Wunderteam”, dossier proposé par le site Demivolee.com.
Demain, épisode 2 : Match perdu