Le regard de l'autre | Cinq ans après les Accords de Paris sur le climat, le réchauffement se poursuit, et sera bientôt irréversible. Dans ce contexte, l’attitude de la Russie, quatrième émetteur au monde de gaz à effet de serre, est une grande inconnue. C’est une terre de climato-scepticisme, mais cela commence à bouger.
L'année 2020 a été la plus chaude au monde jamais enregistrée à égalité avec 2016, a-t-on encore appris cette semaine du service Copernicus Climate Change de l'Union européenne. Clôturant la décennie la plus chaude sur Terre alors que les impacts du changement climatique s'intensifient.
L’Europe et la Chine viennent de se fixer de nouveaux objectifs, plus ambitieux, et les États-Unis, avec Joe Biden, vont revenir dans les Accords de Paris.
Dans ce contexte, l’attitude de la Russie est l’une des grandes inconnues. Avec quelques évolutions dans son historique climato-scepticisme.
Analyse en cinq points clés : géographie, Histoire, économie, droit, et psychologie et sociologie.
- La géographie
La Russie, géographiquement, est aux premières loges pour constater le réchauffement climatique.
D’abord, tout simplement parce que c’est le pays le plus vaste au monde : 17 millions de km2, 30 fois la taille de la France, à elle seule 11% des terres émergées de la planète.
Ensuite et surtout parce qu’un tiers de son territoire se trouve au nord du cercle polaire Arctique. Et on sait à quel point l’Arctique est la zone la plus touchée au monde par le réchauffement.
La Russie compte 37 000 kms de côtes, dont plus de la moitié sont au Nord, côté Arctique : 19 700 kms entre la mer de Barents et le détroit de Bering.
La Russie assiste donc, de visu, au réchauffement, en particulier les mois d’été :
- Des températures de 10° degrés supérieures à la moyenne, jusqu’à 40 en Sibérie,
- Des feux de forêt gigantesques détruisant des millions d’hectares chaque année,
- La fonte des glaces sans précédent sur la mer Arctique,
- Et le dégel du permafrost qui provoque l’apparition de gouffres géants dans le sol.
Mais la Russie a beau être aux premières loges, elle n’a pas pleinement conscience du réchauffement. Parce que dans ce pays immense, ces phénomènes se produisent essentiellement dans des zones isolées, généralement peu peuplées, loin des regards, du moins jusqu’à il y a peu.
Cela explique en partie le relatif désintérêt de la Russie pour le sujet.
- L'Histoire
C’est une autre raison du relatif désintérêt : l’histoire d’une forme de négationnisme sur le sujet, en tous cas de climato-scepticisme. Le pouvoir soviétique, dans les années 1960, a été l’un des premiers au monde à s’intéresser à la question climatique. Mais dans une optique un peu particulière : chercher à modifier le climat, pour réchauffer les terres, pour en tirer profit sur l’exploitation de l’Arctique et développer les surfaces agricoles.
L’origine humaine du réchauffement a donc longtemps été contestée en Russie et surtout cet impact était perçu comme bénéfique à long terme.
Ce climato-scepticisme s’est installé solidement dans les esprits et il a perduré après la chute de l’Union soviétique. Vladimir Poutine a d’ailleurs souvent remis en cause ce constat scientifique du réchauffement.
- L'économie
C’est le paramètre clé pour comprendre la relation du pouvoir russe à la question du réchauffement. Les intérêts économiques sont prioritaires, le réchauffement est regardé comme une bonne nouvelle.
Primo, il va dégager, plusieurs mois par an et même peut-être toute l’année à partir de 2040, la célèbre route du Nord, en mer Arctique. En juillet 2017, pour la première fois, un méthanier russe affrété par Total et transportant du gaz liquéfié, a emprunté ce passage normalement pris par les glaces le long de la Sibérie. Pour les Russes c’est majeur : c’est un bouleversement complet, à leur profit, des routes commerciales maritimes. Ce corridor du Nord, sur plus de 5 000 kms, va permettre de relier l’Atlantique au Pacifique, devenant et de loin le chemin maritime le plus court entre l’Europe et l’Asie. Beaucoup plus court que de passer par le canal de Suez et l’océan Indien. Les gains s’annoncent considérables avec une croissance exponentielle du fret. Tout bénéfice pour la Russie.
Pour la première fois, un porte-conteneurs a franchi l'#Arctique par le Nord. Il a relié Vladivostok à Saint-Pétersbourg en 5 semaines. Une révolution pour le fret mondial grâce... à la fonte des glaces.
— Rédac France Culture (@FC_actu) September 28, 2018
La Chine et la Russie veulent y investir > https://t.co/wogureUztFpic.twitter.com/i3oVHscQCQ
Secundo, la libération de la banquise et la fonte du permafrost sur terre vont dégager l’accès au sous-sol et à ses ressources énergétiques. Selon plusieurs études, l’Arctique possède près d’un quart des ressources mondiales en énergie fossile. Il y a de l’or, de l’uranium, du nickel. Et surtout du gaz liquéfié en particulier dans la péninsule de Yamal. Et puis 30% des ressources de gaz naturel, 13% des ressources de pétrole. La poule aux œufs d’or.
Moscou a donc initié une centaine de projets de prospection dans la région.
Quant à la fonte du permafrost, elle peut transformer des terres gelées en futures terres agricoles. Là encore, tout bénéfice.
Néanmoins, là aussi, récemment, quelques doutes apparaissent. La fonte du permafrost commence à provoquer des dégâts sur les infrastructures : dans certaines villes, comme Iakoutsk, des maisons s’effondrent. Ailleurs, des routes se fissurent, des infrastructures pétrolières vacillent. Au printemps 2020, la fonte du permafrost a par exemple provoqué une fuite massive d’hydrocarbures dans une centrale thermique.
CO2 et virus oubliés : le pergélisol (permafrost en anglais) est "une boîte de Pandore". Le dégel de cette couche de sol pourrait notamment entraîner de plus en plus de catastrophes écologiques. Il en est question dans une rivière de l'Arctique, en Russie.https://t.co/LFCYudvMrzpic.twitter.com/Ww7l4oTDeT
— Rédac France Culture (@FC_actu) June 7, 2020
Plusieurs études scientifiques évaluent le coût global à terme, à 100 milliards voire 200 milliards de dollars de réparations nécessaires.
L’impact économique du réchauffement ne s’annonce pas que positif pour la Russie, donc forcément, cela fait réfléchir le pouvoir.
- Le droit
Il y a deux sujets principaux.
Le premier, ce sont évidemment les Accords de Paris, et l’attitude de la Russie découle en bonne partie de l’évolution de son analyse économique. Moscou a longtemps adopté une position de blocage, puis une attitude attentiste. Avant finalement, à l’automne 2019, de ratifier les Accords, signe de son évolution récente sur le sujet. Vladimir Poutine, ne va pas jusqu’à parler de neutralité carbone (le pays dépend beaucoup des énergies fossiles), mais il se fixe désormais pour objectif de réduire les émissions russes de gaz à effet de serre de 70% d’ici 2030.
Reste que le sujet le plus important pour Moscou, c’est surtout la question de la juridiction sur l’Arctique, pour les raisons économiques évoquées plus haut. La Russie veut s’assurer de pouvoir exploiter la ressource. Or, même s’il existe des partages territoriaux, la zone est convoitée par tous les riverains, les Etats-Unis, le Canada, le Danemark, l’Islande, la Norvège.
Dans le cadre du Conseil de l’Arctique qui existe depuis 1996, la Russie a donc pour objectif de revendiquer le contrôle maritime de la zone la plus étendue possible. Et comme à son habitude, Vladimir Poutine en profite aussi pour installer ou réinstaller des bases militaires dans toutes ces zones, par exemple sur l’ile de Kotelny ou sur l’archipel François Joseph. En 2007, Moscou a même envoyé une équipe de scientifiques planter un drapeau russe en titane au fond de l'eau, à la verticale du pôle Nord, même si selon le droit international, cette région du globe n'appartient à personne.
- Psychologie et sociologie
Au sein de la population russe, c’est le fruit de l’Histoire, le climato-scepticisme reste omniprésent.
40% des Russes pensent que le réchauffement n’est pas provoqué par l’homme, c’est l’une des proportions les plus élevées au monde. Et seulement 13% des Russes considèrent l’environnement comme une priorité. Il y a bien quelques mobilisations locales de temps à autre, mais la prise de conscience est lente.
Vladimir Poutine, lui, raisonne d’abord en termes de pouvoir. Les questions de sécurité et les enjeux économiques sont sa priorité. D’où une certaine ambivalence face au réchauffement climatique.
Le but c’est d’abord de préserver la puissance en profitant de l’occasion pour exploiter de nouvelles ressources en pétrole et en gaz. On pourrait presque parler d’une religion du gaz.
La position russe sur le climat reste donc dominée par l’intérêt économique à court terme.
Elle évolue lentement, mais là encore essentiellement pour des raisons économiques, par crainte de la facture liée à la fonte du permafrost. Le problème, c’est que pendant ce temps, en raison précisément de cet attentisme russe, la situation se dégrade.
En mer, l’apparition de méthaniers ou de pétroliers dans l’Océan Arctique peut faire craindre des catastrophes écologiques majeures dans une région très difficile d’accès.
Sur terre, la fonte du permafrost libère du sol du dioxyde de carbone et du méthane, ce qui accélère le réchauffement et donc fait fondre le permafrost davantage et ainsi de suite : un cercle vicieux.
Avec la collaboration d'Éric Chaverou et de Chadi Romanos