Entretien | Les menus de l'Elysée sont parmi les plus prestigieux de la gastronomie. Symboles aussi de l'histoire de la diplomatie, des moeurs, de notre agriculture ou de modes graphiques. Conservatrice à la bibliothèque spécialisée de Dijon, Caroline Poulain nous en révèle les recettes. De l'art de recevoir !
Qui n'a pas rêvé de manger à l'Elysée ? A défaut d'y être invité, l'exposition de la bibliothèque municipale de Dijon "A la table du Président, un siècle de menus" permet en ce moment d'y goûter ;) Depuis trente ans, cette bibliothèque étoffe son "fonds gourmand" et elle compte désormais environ 1 500 menus de la présidence. Le chef des cuisines du palais, Guillaume Gomez, vient d'y contribuer très largement grâce au dépôt pour dix ans de sa collection personnelle d'un millier de pièces.
Conservatrice à cette bibliothèque dijonnaise, Caroline Poulain retrace l'évolution de ces compositions gastronomiques, diplomatiques, économiques et artistiques.
Si vous passez par Dijon. Jusqu’au 5 janvier. Très belle exposition sur les menus présidentiels ! pic.twitter.com/zxXMOsqA43
— Guillaume Gomez Chef (@ggomez_chef) October 9, 2018
Quel est le plus ancien menu de l'Elysée conservé ?
Le plus ancien, très beau, date du 6 octobre 1896, à l'occasion d'un banquet offert par le Président Félix Faure à Nicolas II, lors de son voyage en France.
Menu 06 octobre...1896 Palais de l'Élysée
— Menustory (@menustory) October 6, 2018
Pdt Faure-Tsar, Tsarine de Russie
Consommé aux Nids de Salanganes
Selle de Faon
Barquettes d'Ortolans
Xérès Goutte d'Or
Château Lagrange, Sauterne, Champagne rosé en carafes
Yquem 1876, Laffitte 1875, Clos Vougeot 1874
Roederer frappé pic.twitter.com/RG9Vm8R9HC
C'est à partir de là que va se mettre en place une sorte de programme iconographique fondé sur des allégories que l'on retrouvera beaucoup dans les menus de l'Elysée. Ces allégories, avec des symboles ou une femme, évoquent à la fois la France et le pays invité. Elles étaient souvent réalisées par des artistes reconnus que l'on ne connaît plus forcément aujourd'hui. L'un des plus connus, qui a officié à l'Elysée sous la présidence de Loubet, est le célèbre affichiste Jules Chéret. Il a notamment signé des allégories de réceptions pour le roi d'Italie.
La Belle Epoque marque l'âge d'or de ces menus : très très beaux, illustrés pour l'occasion par un artiste et avec une liste de plats qui fait rêver parce que très longue et poétique par ses dénominations oubliées.
Nous venons aussi d'acquérir les menus offerts par le Tsar à Félix Faure quand il est allé en retour en Russie. Ce sont de très belles pièces où sont glorifiées les deux Nations, avec par exemple pour la revue des troupes à Krasnoïe une belle image très allégorique et martiale de deux cavaliers : un cosaque et un spahi. C'est très intéressant parce que les Russes sont importants pour l'histoire des menus. On dit généralement que Félix Faure a lancé les menus avec de belles illustrations à l'Elysée parce qu'il a pris modèle sur les Russes, sur les menus de couronnements des tsars.
Le livre des menus d'Auguste Escoffier publié en 1912 a-t-il été fondateur en la matière ?
Dans ce livre, le mot menu est employé dans le sens liste des mets, pas en tant que support. Escoffier évoque dans l'introduction l'importance du menu et notamment la dénomination des plats, l'orthographe à laquelle il faut faire attention. Il accuse aussi parfois les amphitryons d'alambiquer les dénominations. Mais son livre est vraiment consacré à l'ordonnancement des mets et à ce que l'on sert à table.
En revanche, dans les autres ouvrages d'Escoffier, on va souvent retrouver les recettes des plats servis au début du XXe siècle à l'Elysée. Avec des noms comme "Saumon à la Chambord" qui sont souvent hermétiques.
Vous avez d'ailleurs décrypté cette langue bien particulière dans l'exposition, à partir d'Escoffier.
Oui. Nous avons choisi un menu de novembre 1908 d'une réception offerte à Gustav V de Suède par Armand Fallières. Il y a un très bel ordonnancement des mets, très classique. On commence par deux potages - une crème d'écrevisses et un consommé à la Rossini. Il était d'usage de commencer par deux potages : un lié et un clair. Quant au "consommé à la Rossini", on trouve la recette dans Escoffier : c'est un consommé de volaille que l'on déguste avec des profiteroles fourrées d'une purée de truffes et de foie gras.
On a par exemple aussi à cette Belle Epoque des granités et des sorbets proposés en milieu de repas, l'ancêtre du trou normand. On imagine des choses très légères mais dans ce menu on a un punch à la romaine, à base de vin blanc et de champagne, d'orange et de citron, de meringue italienne et de rhum !
On a une salade "Francillon", qui là encore n'est pas légère pour faire la transition : elle est composée de pommes de terre marinées au chablis, de moules pochées au céleri, de truffes (il y en a à peu près partout dans les plats de cette époque). Et cette recette a une certaine originalité parce qu'elle est née dans une pièce de théâtre d'Alexandre Dumas jouée à la Comédie française en 1887.
Aujourd'hui, j'ignore qui est chargé des intitulés à l'Elysée mais on est sur des appellations assez simples et parlantes, sans cette mode gastronomique de faire une liste de cinq, six, sept ingrédients sans que l'on sache vraiment au final ce que l'on mange.
Ces intitulés sont le reflet du contenu des assiettes et de l'évolution de la société. Ils se sont allégés dans tous les sens du terme au fil du temps ?
On y lit effectivement comment on est passé de 15-20 plats à la fin du XIXe siècle à 3-4 plats sur les menus actuels des grandes réceptions de l'Elysée. Avec un ordonnancement passé, au tournant du siècle, que l'on ne comprend plus du tout : d'abord deux potages, avec parfois un hors d'oeuvre avant, comme des huîtres ou un melon glacé, ensuite des relevés, souvent de poisson, puis des entrées très riches, de boucherie et de vivier, entrée chaude ou froide, et des sorbets pour clore la première partie du repas. Des rôtis de plusieurs viandes et des poissons suivaient, avant une salade, des légumes et des entremets sucrés où se place le fromage. Le fromage qui va petit à petit se désolidariser de la partie sucrée. On finit en général par une glace.
Au fil des menus, on observe un allègement du nombre de plats, un allègement des sauces, des cuissons et certaines tendances. On voit arriver davantage de légumes et plus d'attention au coût des mets, avec moins de caviar ou autres. Petit à petit, on est arrivé à notre entrée, plat, fromage, dessert. Le fromage étant plus ou moins présent sur la table de l'Elysée en fonction des Présidents : de Gaulle va quasiment le supprimer, Pompidou le remet, Nicolas Sarkozy va l'enlever et François Hollande le remettre. Certains plats comme le foie gras ont aussi bougé dans le déroulé du repas.
Les visiteurs de notre exposition adorent lire la liste des plats de ces grands menus début de siècle, voir justement comment ils évoluent et pouvoir lier ainsi la grande Histoire et la petite histoire. Par exemple, grâce à Guillaume Gomez, nous présentons quelques menus de la présidence Macron comme celui de la réception de Theresa May au fort de Brégançon cet été ou celui de la réception à Versailles, en septembre, du prince héritier du Japon. Ce dernier est notable parce qu'il comportait une purée en hommage à Joël Robuchon, qui venait juste de mourir, et donc à notre haute gastronomie. Pour Theresa May, on est dans un tout autre ordre, le menu est beaucoup plus modeste avec des produits du Sud valorisés et un vin, le côte de Provence, que l'on ne servirait jamais pour un dîner d'Etat.
Visite de son Altesse Impériale Naruhito, Prince Héritier du Japon 🇯🇵 au Château de Versailles à l’occasion de la saison Culturelle. En hommage à Joël Robuchon nous avons servi son entrée phare et sa fameuse purée de pommes de terre. pic.twitter.com/mZ35kR9G9e
— Guillaume Gomez Chef (@ggomez_chef) September 12, 2018
Ces menus sont à la croisée du pouvoir, de l'économie (reflet de l'agriculture et viticulture) et de l'art, gastronomique et quasi littéraire ?
Absolument. A chaque époque, les menus avaient pour but de célébrer un art de vivre à la française. Aujourd'hui encore, les menus de l'Elysée présentent des mets nobles et le travail du terroir et des producteurs. On n'hésite pas maintenant à citer le lieu d'origine d'un produit. Dans un menu servi à la reine d'Angleterre avec de l'agneau, il est bien écrit qu'il est de Sisteron. Les chefs ont à coeur de valoriser ce pan économique de la Nation.
L'illustration n'est en revanche quasiment plus présente. La plupart des menus ont une couverture vraiment très sobre. Nous avons appelé cela dans l'exposition "l'épure républicaine", parce qu'il s'agit d'une couverture blanche avec une représentation des symboles de la République : le faisceau du licteur (assemblage de branches longues et fines liées autour d'une hache par des lanières, recouvert d'un bouclier sur lequel sont gravées les initiales RF, branches de chêne et d'olivier) et le cordon tricolore ou pour les dîners d'Etat un cordon aux couleurs du pays invité par l'Elysée. Soit simplement gauffré, soit doré. Et pour les grands événements, on va désormais chercher des illustrations se référant à l'occasion, par exemple un tableau de Vallotton qui se réfère à la guerre de 1914 ou une photo en lien avec le Débarquement. Mais il n'existe plus d'illustrateur qui travaille vraiment pour l'Elysée, alors qu'au début du siècle l'illustration avait vraiment un rôle diplomatique.
Les plats peuvent aussi jouer un rôle diplomatique. Jusqu'à la guerre 14, les plats de la plupart des menus dans le monde sont intitulés en français. Et il y a de petits clins d'oeil, comme un esturgeon à la moscovite dans nos derniers menus russes ou de l'agneau confit aujourd'hui pour des représentants du Moyen-Orient.
Quelle valeur ont ces menus ? Avec un marché spécifique ?
Oui, il y a un marché des menus, avec un cercle de passionnés. Mais sans engouement populaire car ce support n'a pas été remis à l'honneur par la vogue des émissions télévisées de cuisine par exemple. Il existe beaucoup de collectionneurs, avec des collectionneurs spécialisés dans les menus de l'Elysée, dont un a son site internet et un compte Twitter :
Menu 09 octobre...2001
— Menustory (@menustory) October 9, 2018
M.Lionel Jospin P.M-M. Lee Kuan Yew Ministre Singapour
Légumes Tièdes et Médaillons de Homard
Filet de Loup à la Vapeur
Marmite de Nougatine aux Trois Sorbets
Meursault 1er Cru Les Perrières 1994 (Le flaive)
Pavie 1990 (Saint Emilion)
Mumm de Cramant pic.twitter.com/SFZI7a5jig
On trouve chez les libraires spécialisés dans la gastronomie des menus de l'Elysée : de très belles pièces anciennes mais aussi des menus très récents. Un certain nombre de convives s'en "débarrassent".
Les plus récents se vendent quelques dizaines d'euros ou les libraires les proposent par ensembles. Des pièces du début du siècle s'affichent à quelques centaines d'euros, avec jusqu'à quelques milliers d'euros pour des pièces vraiment rarissimes.
L'occasion du jour concerné et sa trace dans l'Histoire font l'importance et la rareté d'un menu, tout comme bien sûr son illustration et la matérialité de l'objet. Certains sont très grands, jusqu'à 30 x 20 cm, imprimés sur Velin, avec parfois une couverture spécifique ou en parfait état. Enfin, la provenance du document compte, à quel convive il appartenait. Mais cette traçabilité est très très rare.