Previously | La NASA a 60 ans, et plus que jamais elle est partout : sur les réseaux sociaux, dans les médias... Impossible d’y échapper. Son omniprésence médiatique, sa capacité à communiquer, sont des éléments clés de sa stratégie. Et pour cause : depuis ses origines, c’est un facteur essentiel de sa survie.

Difficile d’échapper au déluge d’images et d’informations qui investissent les réseaux sociaux. Twitter, Instagram, Facebook, Youtube, Snapchat, Giphy... Chaque information est relayée par plusieurs centaines de comptes, tous affiliés à la NASA. Chaque événement fait l’objet d’une opération de communication. La NASA est partout, et ses images de la Terre comme celles des astres les plus lointains n’ont de cesse de ravir et d’émerveiller. Pourquoi une telle volonté de se faire connaître, d’être vu, pour un organisme dont le but principal est de mener des expériences scientifiques ? La réponse la plus évidente est celle de la justification des budgets conséquents que la NASA nécessite : 19,5 milliards de dollars en 2017, soit 0,47 % du budget fédéral américain.
En réalité, si la NASA communique tant, ce n’est pas tant pour se faire connaître que par absolue nécessité, comme l’explique Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la Recherche Stratégique et spécialiste de la politique spatiale américaine :
Il faut distinguer l’énorme compétence technique de communication de la NASA, et le besoin de cette compétence. Si elle investit d’autant plus dans cet effort-là, c’est parce qu’elle en a besoin.
La NASA a longtemps dû son existence à sa capacité à se raconter et à se jouer des calculs politiques. Son omniprésence médiatique tient quasiment de l’instinct de survie. A force de storytelling, elle est parvenue à devenir un symbole constitutif de la psyché américaine.
La NASA, vitrine de la société américaine
Quand la National Aeronautics and Space Administration est créée, le 29 juillet 1958, elle incarne l’affrontement bipolaire dans son affection la plus absolue au moment de la Guerre froide. Son seul objectif est alors de concurrencer les Soviétiques, qui sont parvenus, le 4 octobre 1957, à mettre le premier satellite Spoutnik en orbite, comme le rappelle Xavier Pasco :
Il est apparu très vite qu’il fallait réagir une fois la satellisation de Spoutnik réalisée, parce que le modèle américain était mis à mal. C’est ce qui va structurer le débat politique américain de l’époque. Ce dont l’espace est le vecteur, c’est l’affrontement de deux modèles de société.
La création de la NASA répond donc à des exigences politiques, et les démocrates n'hésitent pas à mettre à profit la situation pour fragiliser le Parti républicain.
Les Etats-Unis se posent des questions sur l’organisation de leur société. Le spatial va être vu comme le révélateur, la vitrine, de l’état global d’une société, de sa performance, de sa productivité, de son inventivité, de sa créativité, etc. Dès les débuts c’est un enjeu de communication. C’est une dimension essentielle : il y a une dimension stratégique, mais il y a la dimension vitrine de la société. Xavier Pasco

Les enjeux de la NASA sont avant tout des enjeux de soft power, qui visent à étendre l'influence des Etats-Unis à travers le monde. Quand Youri Gagarine, en avril 1961, effectue le premier vol habité dans l'espace, John Fitzgerald Kennedy, nouvellement élu, se doit donc de réagir. Ce sera le programme Apollo. Le 25 mai 1961, dans un discours devant le Congrès américain, le président des Etats-Unis annonce l'envoi d'un homme sur la Lune :
Nous avons choisi d'aller sur la Lune au cours de cette décennie et d'accomplir d'autres choses encore, non pas parce que c'est facile, mais justement parce que c'est difficile. Parce que cet objectif servira à organiser et à offrir le meilleur de notre énergie et de notre savoir-faire, parce que c'est le défi que nous sommes prêt à relever, celui que nous refusons de remettre à plus tard, celui que nous avons la ferme intention de remporter, tout comme les autres. John Fitzgerald Kennedy
Certains de ses conseillers reprochent d'emblée au programme d'être trop onéreux. "Kennedy rétorque à ses conseillers scientifiques que s'ils ont quelque chose d’aussi spectaculaire qu’un vol sur la Lune à lui proposer, il le fera, raconte Xavier Pasco. Mais que s'ils n'ont rien à lui proposer - sous-entendu, pour montrer au monde l'excellence des Etats-Unis, alors il s'engagera dans le programme Apollo.” Kennedy donne à l'agence spatiale les moyens d'accomplir sa mission : dès 1963, le financement de la NASA représente plus de 2 % du budget de l'Etat, avec un pic à 4,41 % en 1966.
Disparition annoncée de la NASA
A la mort de Kennedy, en 1963, c'est son vice-président, Lyndon B. Johnson, qui lui succède. S'il a énormément poussé pour l'adoption du programme Apollo, il ne manque pas de rappeler à James Webb, le directeur de l'agence spatiale, que la NASA a pour mission de mettre un homme sur la Lune... et c'est tout, rappelle Xavier Pasco : "Ce dont se rendent compte les administrateurs successifs de la NASA, c’est que loin d’être l’agence d’exploration spatiale qui montrerait une sorte d’avenir à la société américaine, l'agence spatiale a plutôt l’apparence d’une sorte d’alibi de la communication politique, pour montrer que les Etats-Unis sont le modèle dominant de société. C’est un outil de propagande finalement. Une fois sa mission accomplie, elle ne doit plus exister. Johnson proposait d’abroger la NASA et qu’elle redevienne le NACA, un bureau de recherche et développement qui traitait des aspects aéronautiques..."

Quand, le 21 juillet 1969, Neil Amstrong et Buzz Aldrin sont les premiers êtres humains à poser le pied sur la Lune, la mission de l'agence spatiale arrive donc à son terme. C'est "un petit pas pour l'homme, un bon de géant pour l'humanité", et une formidable vitrine pour la NASA, qui retransmet l’événement devant 500 millions de personnes dans le monde. D'ores et déjà, l'agence spatiale a compris le pouvoir de l'image. Elle sait que sa survie dépend de sa capacité à communiquer et à se raconter.
Se battre pour sa survie : un taxi pour nulle part
Peu avant cet allunissage, Richard Nixon est arrivé au pouvoir. Il est d'ailleurs le président qui communique en direct avec Buzz Aldrin et Neil Amstrong. Mais le nouveau président américain ne souhaite pas maintenir les financements conséquents alloués à la NASA. Il poursuit les coupes budgétaires amorcées par son prédécesseur.

De son côté, la NASA a proposé un programme plus audacieux encore : elle souhaite installer une base lunaire dès la fin des années 70, avant de lancer une mission habitée vers Mars au début des années 80. Le maillon de cette chaîne, c'est le projet de navette spatiale, le seul élément que va conserver Nixon, qui juge le reste beaucoup trop coûteux.
Et si le président des Etats-Unis épargne le projet de navette spatiale, ce n'est pas par passion pour l'espace, mais par pure stratégie électorale, explique Xavier Pasco : "Nixon était obsédé par la majorité silencieuse à l’époque. Il va faire des sondages politiques dans ce qu’il appelait les 'battlegrounds states', les Etats-clés où avait été mis en place le programme Apollo. Il souhaitait vraiment pour sa réélection, que le fait d’élaguer les programmes spatiaux ne fasse pas basculer les grands électeurs de l’autre côté."

Nixon ne veut pas endosser le rôle de l'homme qui a mis fin aux vols spatiaux habités, dont le prestige, après l'exploit tout juste réalisé, est encore grand. Plus encore, il souhaite éviter de se mettre à dos les états où s'est développée l'industrie aéronautique, qui fait un intense lobbying en faveur de la navette spatiale. Il décide donc de conserver cet aspect du programme... Mais en l'absence de station spatiale où envoyer les navettes, les critiques ne manquent pas de se faire entendre. On dénonce le "taxi for nowhere", comprendre "taxi pour nulle part".
La NASA, de son côté, bondit sur l'occasion pour démontrer tout ce qu'il est possible de faire avec ces fameuses navettes, notamment sur le plan militaire.
Le lent déclin de la navette spatiale
Quand Jimmy Carter arrive au pouvoir en 1977, son équipe de transition lui recommande tout simplement d'annuler la NASA. Car faute de réel objectif, les vols habités vers l'espace peinent à convaincre. C'est la situation géopolitique qui les sauvent, car il faut bien vérifier que les accords de désarmement quye Carter compte signer avec l'Union soviétique seront respectés. : "On va commencer à lui suggérer que grâce aux satellites, il aura ces moyens. Quel meilleur instrument pour envoyer ces satellites qu’une navette qu’on va modifier à ces fins ?"
L'administration Reagan, qui succède à celle de Carter, ne va faire que renforcer cet intérêt militaire, notamment avec son projet de "guerre des étoiles", ou bouclier spatial. En décembre 2015, dans l'émission Un autre jour est possible, l'historien Thomas Snégaroff, revenait sur le projet de "guerre des étoiles" de Reagan :
Du côté du grand public, les premiers vols de navettes rencontrent un certain succès, d'après Xavier Pasco :
En maintenant le vol habité, la NASA est parvenue à maintenir l'idée particulière que l'Amérique se fait d'elle-même. Il y a une identification à la notion d’exploration de pionnier, de destinée manifeste, de frontière, etc.
Mais la lenteur des tirs, leur coût exorbitant, poussent peu à peu le public à s'en désintéresser. D'autant que l'accident de Challenger, le 28 janvier 1986, qui se désintègre avec la totalité de son équipage, donne une dimension dramatique à la conquête de l'espace. Tous les projets de vols habités de la NASA sont temporairement suspendus.

Peu à peu, la conquête de l'espace est mise de côté. Sous George H. W. Bush, le retrait de la navette spatiale est planifié au profit d'une station spatiale nommée "Space station freedom", avec l'intention de retourner sur la Lune puis sur Mars :
Cette fois, nous y retournons pour y rester. Et après cela, une aventure vers demain, une aventure vers une autre planète : une mission humaine vers Mars. Pourquoi la Lune ? Pourquoi Mars ? Parce qu'il est dans la nature humaine de s'acharner, de lutter, de trouver. Et parce que c'est la destinée de l'Amérique que de mener [la conquête spatiale].
Un changement de paradigme : "De l'espace vers la Terre"
Le projet est très critiqué, contrairement à un autre programme annoncé par la présidence de George H. W. Bush, "Mission to planet Earth", qui propose d'utiliser le réseau de satellites de la NASA pour mieux comprendre la façon dont fonctionnent l'atmosphère et les écosystèmes terrestres. Sous Bill Clinton, le budget de l'agence continue de dégringoler, tombant à 0,75 % en 2001.

La NASA n'a, une fois encore, plus de feuille de route. Elle peut heureusement se reposer sur la naissance de la station spatiale internationale, devenue un partenariat avec les Russes. L'agence spatiale ne se prive évidemment pas de communiquer sur cette coopération internationale, mais surtout l'administration Clinton poursuit la "Mission to planet Earth" initiée par le gouvernement précédent, relate Xavier Pasco :
On passe de "Earth to space" à "Space to earth". Dans les années 90, sous l’impulsion de l’administration des démocrates, on pousse cette idée que la NASA est utile à la Terre, aux citoyens américains comme aux citoyens du monde. L'idée, c'est que la NASA est utile, qu'elle est au service de l’Homme.
Il ne s'agit plus uniquement de conquête de l'espace, mais aussi de découvertes scientifiques terrestres.
La NASA va beaucoup mettre en avant ces nouvelles données dans la relation au public : diffusion d’images de satellites Landsat, de données sur l’ozone avec une grande communication sur le trou de la couche d’ozone. C’est leur grande réussite de montrer qu’il y a un danger avec la disparition de l’ozone au dessus des pôles. C’est sans doute l’une des communications institutionnelles les plus réussies d’une institution.
De Bush à Obama : crise d'identité à la NASA
Pour autant, la NASA n'a toujours pas de mission claire. L'accident de la navette spatiale Columbia, le 1er février 2003, achève de plomber une administration qui peine à se trouver. En 2004, George W. Bush décide de redonner à la NASA une feuille de route avec le programme Constellation. Il suit là les traces de son père : dans sa course aux origines, la NASA doit retourner sur la Lune. Mais les raisons sont, une fois encore, tactiques. Le programme doit permettre de compenser l'arrêt des navettes spatiales : en développant de nouveaux lanceurs Arès, le secteur industriel concerné (qui alimente également les missiles balistiques des Etats-Unis) est sauvé.
Indépendamment de Georges W. Bush, la NASA va beaucoup communiquer sur Constellation. Ça lui donne une roadmap, un sens, une origine aussi, parce qu’elle peut boucler la boucle.

Le programme ne survit cependant pas à l'arrivé de Barack Obama, qui y met fin à son tour. La rengaine est connue : trop coûteux ! Il conserve néanmoins l'idée d'un vaisseau spatial, Orion, pour préserver, une fois encore, le secteur de l'industrie aéronautique. "Obama va déléguer aux acteurs privés le soin de gérer le lien entre la Terre et la station spatiale, poursuit Xavier Pasco. Ça permettait de couper l’herbe sous le pied des républicains, qui pouvaient difficilement attaquer une décision qui mettait en avance l’entreprise privée" :
Dans cet intervalle, la NASA s’est trouvée dans sa crise la plus profonde en termes de communication, avec l'abandon de Constellation, qui avait un objectif géographique précis et une date, auquel s’est substitué un processus pour aller sur Mars, un jour, mais sans précision. La NASA n’a plus d’objectif fédérateur. Faisons un lanceur, un véhicule, mais pour faire quoi on ne sait pas !
Ce n'est pas le retour du "taxi for nowhere" mais presque : la destination est connue, Mars, mais la date et les moyens restent flous. Ou tout du moins à la charge des présidents à venir. Donald Trump a d'ailleurs confirmé la tendance : l'actuel président des Etats-Unis a fixé à la NASA l'objectif d'atteindre Mars en 2030, sans lui en donner les moyens financiers.
Communiquer malgré la politique : aller vers son public
Pour Xavier Pasco, "la NASA a d’autant plus d’activités sur lesquelles elle communique qu’elle n’est pas rassurée sur son avenir à long terme, sur ce qu’elle est, sur sa fragilité institutionnelle". Qu'elle ait ou non à sa disposition un programme clair à suivre, elle a depuis sa création toujours pris le soin de communiquer sur la moindre de ses missions. Chaque événement est l'occasion d'un storytelling poussé à l'extrême et la NASA est parvenue "à installer durablement l'idée d'aller explorer l'espace dans la psyché américaine".
Dès ses origines, la NASA est donc devenue un élément à part entière de l'imaginaire collectif, d'abord en représentant un modèle de société, mais surtout en s'intégrant lentement à tous les pans de la culture : non seulement elle adapte ses propres exploits à l'écran, comme dans Apollo 13 ou L'Etoffe des héros, mais elle est également consultante pour les nombreux films qui touchent à l'espace, de 2001, l'odyssée de l'espace à Seul sur Mars.
L’image est une des armes les plus puissantes de l’agence spatiale. Depuis la guerre froide, elle a pris un soin particulier à montrer ses résultats, et chaque mission d’envergure ne manque pas d’être équipée de caméras. Les premières sondes Viking à se poser sur Mars, en 1976, ont ainsi pris des images en couleurs, quitte à les retraiter ensuite pour les rendre plus présentables. De la même façon les photos prises par des télescopes comme Hubble sont systématiquement retravaillées. La capacité à faire rêver, à présenter le merveilleux, a toujours été le meilleur atout de la NASA.
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— Curiosity Rover (@MarsCuriosity) June 24, 2014
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Depuis les années 2000, l’agence spatiale profite à plein de sa meilleure carte. L’avènement des réseaux sociaux lui permet de viraliser plus encore ses galaxies, nébuleuses et autres photos de mondes lointains. Mais elle profite également de ces outils pour dynamiser sa propre image. Elle se veut plus cool, plus décalée aussi, et n'hésite pas à mettre en scène de nouveaux héros de l'exploration spatiale : à Buzz Aldrin a ainsi succédé Bobak Ferdowski, l'extravagant directeur de vol de la mission Curiosity en 2012, à la coupe de cheveux en iroquois parsemée d’étoiles.

Et faute d'envoyer des hommes explorer de nouveaux astres, chaque occasion est bonne pour impliquer d'avantage le public, du nom donné au robot qui aura pour mission d'explorer Mars - Curiosity en l'occurrence - ou de choisir la tenue des astronautes. L’interaction avec le public est devenue un des rouages clés de la technique de communication de la NASA, d’où son omniprésence sur les réseaux sociaux.
Dans un document de travail de la NASA qui dresse le bilan des actions effectuées en 2014 et de leur couverture médiatique, l’agence rappelle en préambule qu’elle a pour mission de “créer la plus vaste dissémination d’informations possible concernant ses activités et leurs résultats”. Dont acte. Pour annoncer ses résultats, la NASA met dorénavant en scène ses propres annonces. Il n’est plus rare de voir des articles fleurir pour annoncer une grande découverte de la NASA… sans que l’on sache encore de quoi il s’agit. L’agence spatiale sait créer l’attente, et les médias suivent allègrement, trop conscients de la fascination collective que suscitent les découvertes spatiales.

Ses deux dernières opérations de communication ont d'ailleurs été couronnées de succès, entre les premières images de Pluton et Charon, envoyées par la sonde New Horizons, ou encore les superbes photographies de Jupiter transmise par la sonde Juno… Le but de ces visuels est finalement, bien avant les données scientifiques récoltées, de ravir le public.
Mais les annonces grandiloquentes de la NASA risquent aussi de lasser, à l’image des traces d’eau découvertes sur Mars de manière répétée, et encore aujourd’hui présentées comme une fantastique découverte. En 2010, le journaliste scientifique Pierre Barthélémy écrivait déjà :
On peut regretter que la Nasa ait trop fréquemment recours à ce mode de promotion sensationnaliste. La grosse ficelle risque de lasser et l'astuce de se retourner contre son auteur : [elle] donne l'impression que la Nasa ne sait plus trop quoi faire pour justifier ses budgets.
Pour assurer sa survie et continuer de s'inscrire durablement dans le paysage américain, la NASA a finalement un objectif clair : mettre des étoiles plein les yeux. A n’importe quel prix. Ou plutôt pour n’importe quel budget.
Bibliographie
Le nouvel âge spatial : de la Guerre froide au New SpaceXavier PascoCNRS Editions, 2017