Cannibale, tatoué de la tête aux pieds, voici comment ce corsaire français exhibé comme une bête de foire a posé les bases de l’ethnologie.
Surnommé “prince des sauvages”, Joseph Kabris, corsaire français tatoué des pieds à la tête, a vécu des années dans une tribu des îles Marquises en s’intégrant totalement au village. Il meurt exhibé en bête de foire en 1822 en France mais en ayant ouvert la voie à l’ethnologie.
"Ce n’est pas simplement les tatouages et le fait qu’il soit un peu étrange ou qu’il ait été chez les anthropophages qui fascine, c’est toute sa vie, l’idée qu’on peut changer de monde. Et on peut changer de monde dans des endroits qu’on ne soupçonnait même pas", Christophe Granger, historien en sciences sociales et auteur d'un livre sur Joseph Kabris.
Pleine intégration dans une tribu
Quand Joseph Kabris pose le pied sur le sable chaud de Nuku Hiva, une des îles de l’archipel des Marquises, il ne se doute pas que, des années plus tard, il aura oublié sa langue maternelle, combattra des tribus ennemies et portera sur son corps les emblèmes de sa tribu d’adoption.
On suppose que Joseph est né à Bordeaux en 1780. Il embarque, à 15 ans, sur un baleinier direction l’Amérique du Sud. Après trois ans de navigation, Joseph profite d’une escale aux Marquises pour s’enfuir. Perdu sur l’île de Nuku Hiva, Joseph reçoit l’aide d’un chef de tribu.
"Je pense que son intégration tient au fait que c’est non seulement sa survie qui en dépend mais c’est aussi parce que ça marche. Il acquiert une position qui est une position à la fois celle de l’étranger au départ, ça lui permet de s’installer, et ensuite celle, respectée, du guerrier. Il s’installe dans une tribu, il peut se construire une maison, il a une famille, il se marie, il a des enfants, ça lui donne une stabilité dans son existence qu’il n’avait pas jusque-là. C’est un moment vraiment important dans sa vie qu’il va essayer de retrouver, c’est-à-dire que la position importante qu’il a dans la tribu nukuhivienne c’est quelque chose qui lui sert de fil conducteur ensuite. Il essaiera par tous les moyens de rester dans une position importante dans les sociétés où il se retrouve par la suite", résume Christophe Granger.
Joseph Kabris s’intègre pleinement à la tribu et est reconnu par ses pairs, ses tatouages en attestent. Il est l’un des premiers hommes à observer d’aussi près les us et coutumes d’une tribu polynésienne : cannibalisme, sorcellerie, dons au Soleil, liens sociaux.
Enlevé pour être exhiber en Russie
Mais sept ans plus tard, un navire russe accoste sur l’île. Joseph Kabris, parlant anglais, fait office de traducteur. Mais après une soirée arrosée, le bateau lève l’ancre à cause d’un orage, Joseph dort toujours à bord...
Le corsaire a l’impression d’être kidnappé. Les marins auraient voulu le ramener en Russie pour l’exhiber. En se confiant aux savants présents sur le bateau, il prend conscience de l’ampleur de ce qu’il a vécu.
"Il commence à raconter sa vie au moment où il ne l’est plus [membre de la tribu], au moment où justement ça devient un morceau de sa vie qui est aboli. Au contact avec les savants russes avec lesquels il finit par repartir et les savants allemands, il acquiert un regard objectivant, c’est-à-dire l’idée qu’il commence à regarder sa vie mais sa vie comme étant un point d’entrée pour comprendre les mœurs qu’on ne comprend pas sans lui. Et donc il devient une espèce d’informateur vivant car il est devenu celui qui peut le raconter de l’intérieur, non pas parce qu’il est venu l’étudier mais il a été obligé de l’apprendre et de l’incorporer", analyse Christophe Granger.
Dévasté d’être séparé de sa famille, Joseph veut rentrer par tous les moyens aux Marquises. Arrivé en Russie, il devient un objet de curiosité dans les milieux bourgeois de Saint-Pétersbourg. Surnommé le “prince des sauvages”, Joseph leur raconte tout ce qu’il a vu et vécu jusqu’à faire payer ses interventions et devenir une attraction.
Il reste treize ans en Russie avant de rejoindre Paris. Et là aussi, Joseph intègre les milieux bourgeois pour conter son histoire et exhiber ses tatouages contre de l’argent.
"Il y a un espace possible pour que sa vie intéresse cette bonne société russe puis cette bonne société française, ça les intéresse parce que ça leur parle de peuples lointains et ça leur parle de la possibilité de comprendre que finalement ces peuples lointains, si on regarde bien, ils ne sont pas différents de nous du point de vue de la nature, ils sont différents du point de vue de la transformation des mœurs. Et Kabris est la preuve qu’on peut passer d’un monde à un autre. On le présente comme étant un 'prince sauvage', c’est-à-dire qu'on peut être à la fois un Occidental et devenir un sauvage et ensuite revenir pour raconter la vie des sauvages", développe l'historien.
Les débuts de l'ethnologie
Cette découverte, d’une vie possible ailleurs, inspire les débuts de l’ethnologie. Les savants vont déjà sur le terrain pour observer des tribus mais, grâce à Kabris, ils envisagent d’intégrer pleinement les tribus pour mieux les étudier.
Mais la science ne paye pas Joseph et les bourgeois se lassent de lui. Les histoires rocambolesques et les physiques atypiques se multiplient à cette époque et ses tatouages font pâles figures. Joseph se met alors à parcourir les petites foires de campagne.
"Dans les foires, ce qui intéresse ce n’est pas tellement les tribus lointaines, c’est le frisson, les cannibales, l’histoire d’amour qu’il a eu là-bas avec la fille du roi et qu’il a été obligé de la quitter et de les abandonner. Donc c’est plus le côté populaire qui fera un espace de possibilité pour sa vie", précise Christophe Granger.
Joseph abandonne le récit ethnologique pour le sensationnalisme. Il prend froid dans une foire à Valencienne et meurt à 42 ans.
Ses notes sur Nuku Hiva sont une base de travail pour beaucoup d’ethnologues du XIXe siècle. Rarement un récit n’avait été aussi complet et riche en détails.
À lire : Joseph Kabris ou les possibilités d’une vie de Christophe Granger. Anamosa, octobre 2020.