Depuis sa création en 1964 dans un no man's land de boue à deux pas des bidonvilles, l'histoire de la fac de Nanterre est celle d'un laboratoire pédagogique autant que d'un creuset politique.

Dans l’édition de la semaine du 7 mars 1968 du magazine Noir et blanc, l’article de la page 3 est titré “Voici la vérité sur ce qui se passe à la “fac” de Nanterre”. Les guillemets sont dans le titre d’origine, qui barde une grande photo du campus de Nanterre; quelques bâtiments au milieu d’un immense terrain vague. Sous-titre : “Un rapport secret parle de drogue, de prostitution, d’orgies, de racket…” N’en jetez plus, la titraille seule, à l’aune de l’article, suffit pour prendre la mesure des fantasmes que charriait l’université de Nanterre au printemps 1968. Pour répondre de cette “atmosphère continuellement explosive qui inquiète Monsieur Alain Peyrefitte, ministre de l’Education nationale”, le magazine interroge quelques étudiants résidents à la cité universitaire : “Racket ? Prostitution ? Et pourquoi pas des messes noires et de culte Vaudou ?”
Quelques pages plus loin, Dominique Tabah et sa sœur, Béatrice, posent dans une chambre de la cité U, sous une tenture murale à l’effigie de Che Guevara. Alors que le campus émergeait dans un terrain vague tout juste cédé par l’armée, Dominique Tabah fondera l’ARCUN, l’Association des résidents de la Cité universitaire de Nanterre. De la France de l’époque, elle qui est née en 1946 et suivra ses parents, expatriés à New-York, aux Philippines ou au Liban jusqu’à son bac, se souvient d’une France “entièrement bloquée”. Arrivée à Paris en 1964 pour faire philo à la fac, sans se sentir ni militante féministe ni d’aucun bord gauchiste en particulier, elle raconte avoir découvert une société “verrouillée”, où on lui demandait à elle, la fille d’un père juif apatride et communiste, de prouver qu’elle n’avait pas perdu la nationalité française pour passer ses examens. De Nanterre et de 1968, elle parle aujourd’hui comme d’un point de bascule, une société qui mute pour ne plus revenir en arrière.

Lorsqu’elle débarque à Nanterre en 1967, Dominique Tabah vient, comme beaucoup, de passer quelques années, avec sa sœur, à faire la chasse aux logements, toujours rares vingt ans après la fin de la guerre. On raconte que la cité U de Nanterre est fameuse, dans cette fac toute neuve, créée en 1964 par l’Etat pour désengorger la Sorbonne. Dans ce creux de la Seine mal desservi par le train de Saint Lazare, arrêt “Nanterre - La Folie”, les effectifs croissent rapidement à l’heure d’une massification jamais vue des études supérieures : après une première rentrée à 600 étudiants la première année, ils étaient 1200 inscrits en 1965, pour la deuxième rentrée, et davantage encore les suivantes. Ricoeur, qui rejoindra Nanterre pour y enseigner parmi les pionniers, coordonnera dès 1964 tout un numéro de la revue Esprit consacré à cette massification :
Parmi ces nouveaux inscrits, les sœurs Tabah qui s’inscrivent et débarquent avec leur oncle Léon, un beau jour, pour s’installer dans une piaule au dernier étage. Douche froide : interdiction formelle pour l’oncle de monter les valises dans le bâtiment des filles, s’étouffe encore Dominique Tabah pour qui la rigidité française tranchait tellement avec l’ouverture des milieux éclairés de la Côte Est américaine.
Dans cette micro-société où l’on cause liberté sexuelle en convoquant Reich, Marcuse et l’hédonisme marxiste à la cafet' sans pour autant tordre le cou à la domination masculine, la mixité deviendra un des principaux chevaux de bataille de l’ARCUN, qui compte 800 cartes de membres sur 1400 étudiants résidant à la Cité U durant l’année 1967-68.
Boue et rêves d'Amérique
Mais à l’époque, on ne dit guère mixité mais plutôt “liberté de circulation” car en réalité, “les filles ont le droit de monter dans le bâtiment des garçons, mais pas le contraire. On parlait des “filles qui montent” et de “celles qui ne montent pas”. Mais on était très infantilisés, on ne nous considérait pas comme des locataires, plutôt comme des pensionnaires à l’internat : dans le règlement, interdiction de bouger un meuble, une affiche…” En 1967, une première occupation de la Cité U a lieu pour négocier avec le CROUS la mixité. Echec. L’ARCUN remettra cela plusieurs fois, jusqu’au mois de mars 1968, quand avec le mouvement du 22 mars qui éclot sur le campus nanterrois, rompt un verrou.
En guise de campus, beaucoup des étudiants de l’époque racontent un no man’s land crevé d’une gigantesque tranchée - les travaux du futur RER -, de la boue partout, parsemée ça et là de planches de bois pour éviter de glisser, un foyer et une cafétéria - mais seulement à partir de la deuxième rentrée. Là, à 8 kilomètres du périphérique côté porte Maillot, l’université du futur compte une poignée de bâtiments et encore peu pour s’occuper.
Pour accueillir les étudiants du nord de Paris et de la banlieue nord-Ouest, mais aussi un tiers d’étrangers, l’Etat a rêvé d’un campus “à l’américaine” où l’on fait du sport en sortant de la B.U. Mais pour jouer au tennis, Pierre Grappin, qui s’était porté seul candidat pour devenir le premier recteur de l’université de Nanterre en 1964 (et pèsera pour que l’université ne soit pas confinée en annexe de la Sorbonne), se rappellera dans ses mémoires qu’il fallait investir certains des bâtiments militaires encore debout sur cet ancien site de l’armée. Pour se frotter au théâtre, aussi : c’est dans des baraquements militaires que verra le jour le Théâtre des Amandiers, territoire d’expérimentation inouï dans le domaine du spectacle vivant, et lieu de passage pour bon nombre d’étudiants.
Pouvoir et symbole phallique
“Brassage”, “chance inestimable”, “terrain d’apprentissage”, “bouillon de culture politique”... autant de termes qui viennent aujourd'hui à ceux qui ont étudié à Nanterre dans les premières années de cette fac pionnière. Qu’ils évoquent les comités Vietnam et les premières manifs qui vont avec, les discussions au foyer où l’on commentait Adorno, Maas ou Habermas, ou encore les séances du ciné-club et le passage épisodique de troupes du Living theater, tous racontent un territoire d’initiation hors du commun. Mais aussi un lieu où l’on interroge le rapport au pouvoir. Ainsi, le philosophe Patrick Viveret, ancien étudiant à Nanterre, qui, lors d’un colloque co-organisé par des chercheurs et des anciens du 22-mars, se rappelait “cet énorme symbole phallique du bâtiment administratif”, où officiait le recteur : posée au milieu du campus, une petite tour de huit étages, deux fois plus haute que les autres bâtiments.
Ancien étudiant nanterrois lui aussi en 1968, Alain Lenfant souligne, comme d’autres, une défiance pour le pouvoir et en particulier l’Etat, vingt ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale et deux ans à peine après les accords d’Evian qui marquaient la fin de la guerre d’Algérie - “L’ADN de Nanterre est un ADN antifasciste”. Cinquante ans plus tard, Alain Lenfant évoque “la naissance d’une conscience politique d’après la Seconde Guerre mondiale, alors qu’on savait désormais que l’Etat français avait masqué toute une série de choses.” C'est en mai 1968 que s'installera ainsi le slogan "CRS SS" même s'il date en réalité de 1948. En septembre 1986, Daniel Cohn-Bendit évoquait dans "Répliques" pourquoi le slogan a pris :

Dans ce terreau initiatique où le gauchisme politique se fractionne en de nombreuses familles, elles-mêmes insolubles dans le communisme qui éclate entre "Stal", "Mao-spontex", "GP-ML" et autres obédiences, l’antifascisme et la méfiance pour le pouvoir policier deviennent un langage fédérateur. Ainsi, en 1966, l’année où naissent les Jeunesses communistes révolutionnaires, l’affrontement avec Occident, syndicat étudiant d’extrême-droite, fait 25 blessés. Ce jour-là, Occident incarne la figure du nazi mais aussi l’OAS et Papon, préfet de police, sur un campus où émargent de nombreux étudiants originaires du Maghreb mais aussi beaucoup d’étudiants issus de familles juives souvent décimées par la Shoah. Cinq ans après la manifestation du 17 septembre 1961, dont le bilan officiel fait état de trois morts alors que les chercheurs, à l’instar de Jean-Luc Einaudi, évoquent depuis longtemps jusqu’à trois cents morts :

Contagion et hérédité
Politologue spécialiste des mouvements étudiants et juriste du travail, Robi Morder a découvert Nanterre seulement après 1968, qu’il a vécu à la proue du mouvement lycéen. Il rappelle que durant ces premières années de la fac de Nanterre, 40% des étudiants travaillaient. C’était l’âge d’or du pionnicat, mais aussi un autre rapport à la société qui travaille et ce n’est pas neutre alors que des chercheurs tentent de construire une image plus fidèle des mouvements de mai et juin 1968, loin de l’apparence d’un soulèvement qui n’aurait concerné que des étudiants et des Parisiens. Pierre Sauvêtre, maître de conférences en sociologie à Nanterre, évoque un processus de désidentification sociale et la volonté partagée par bon nombre d’étudiants du campus d’interroger la place des étudiants dans la société.
Pour Robert Linhart et quelques autres qui seront établis par la suite, il s’agira notamment de chercher une convergence avec le mouvement ouvrier. Raymond Hara, un ancien du Mouvement du 22 mars, raconte ainsi la magie du moment où Linhart et lui, prenant un taxi début mai 68, s’entendront dire par le chauffeur que ça chauffe dans les usines “pas moins qu’en 1936” à la veille des grandes grèves de soutien au Front populaire. Jubilation : “Ce jour-là, on a compris qu’il se passerait vraiment quelque chose.” Sur l’héritage de 1936 dans la génération 68, vous pouvez réécouter les témoignages rassemblés en 2006 par Raphaël Bourgois et Martin Quenehen pour France Culture :
Mais le questionnement des étudiants de Nanterre dépasse leur lien au monde du travail, ouvrier notamment. C’est aussi la vocation-même de l’université qu’ils entendent interroger, par exemple dans le texte important que signeront Daniel Cohn Bendit, Jean-Pierre Duteuil, Bertrand Gérard, et Bernard Granautier. Alors que la discipline passe alors pour un creuset de formation des futurs cadres supérieurs et un domaine très appliqué, "rentable", “à l’anglo-saxonne”, les quatre étudiants en sociologie à Nanterre dénoncent : “LE PASSAGE D'UNE SOCIOLOGIE ACADEMIQUE, VASSALE DE LA PHILOSOPHIE, A UNE SOCIOLOGIE INDEPENDANTE, A PRETENTIONS SCIENTIFIQUES, CORRESPOND AU PASSAGE DU CAPITALISME CONCURRENTIEL AU CAPITALISME ORGANISE.” Reproduit par Jean-Pierre Duteuil dans son livre Nanterre 68, vers le mouvement du 22 mars, le texte s'achève aux dernières lignes : “Une minorité intellectuelle demeure totalement inefficace si elle subit ou même se complaît dans le ghetto qu'on lui a ménagé.”

"Nullité intellectuelle"
Dans ce département de sociologie qui passe de deux à neuf enseignants entre 1965 et 1967, les tensions sont très fortes - et souvent largement théâtralisées. De son collègue, le marxiste Henri Lefebvre , Alain Touraine, arrivé en 1966, dira qu’il est “une nullité intellectuelle”. Et lorsque Lefebvre cherchera à installer son poulain Georges Lapassade, il se heurtera à Michel Crozier, qui déploiera des heures de persuasion pour s’y opposer dans un salle de la bibliothèque prise d’assaut par deux cents étudiants. Une scène à mille lieux du climat de la Sorbonne, où Jean-Philippe Legois, qui préside la Cité des mémoires étudiantes, raconte que le rituel était encore “inchangé depuis le XIXe siècle, avec un appariteur annonçant le professeur montant donner cours en chaire”. Faisant tôt la place au contrôle continu par exemple, Nanterre se vit au contraire comme un lieu d’innovation pédagogique, même si la chercheuse Marie-Laure Viaud nuance la portée du courant réformateur parmi les enseignants : “95% des contenus des cours demeurent inchangés par rapport à la Sorbonne !”
Nommé à Nanterre à 64 ans en 1965, Henri Lefebvre se démarque par son âge. La carrière de cet ancien résistant est derrière lui, il promène un casque de cheveux blancs sur le campus. Lefebvre tranche aussi avec le casting des sorbonnards et il a fallu cinq tours pour que soit finalement nommé ce marxiste qui travaille sur le rapport centre-périphérie là, à deux pas de ce bidonville, un des plus grands d’Europe, que se remémorent tous les anciens étudiants de l’époque. Lefebvre co-fonde le département de sociologie de Nanterre en 1965, fait le show dans le grand amphithéâtre devant 2000 personnes en arpentant les vingt mètres de l’estrade démesurée, ou décide en 1965 de supprimer le programme pour préférer “des discussions sur les problèmes contemporains”.
Provocateur et séducteur, le sociologue à qui il arrivait encore de lire en amphi des mots censément envoyés par ses étudiantes transies, ne sera pas le seul à innover : René Lourau décidera de venir en TD pour ne pas dire un mot durant une année entière, curieux de voir comment allaient réagir les étudiants. Derrière la provocation, toutefois, la transmission était bien réelle, raconte Rémi Hess, aujourd’hui spécialiste de Henri Lefebvre, dont il a écrit la première biographie avant d’en devenir l’éditeur.
Sept livres de Marx en un mois
Premier de sa famille à faire des études supérieures, Hess se souvient avoir atterri en sociologie parce que la secrétaire de la fac trouvait que “philo, ça ne mène nulle part”. Puis avoir mis ses pieds dans ceux de Lourau et Lefebvre. Avec eux, figures tutélaires miraculeuses, il arrivait à l’étudiant originaire de Reims de déjeuner au resto U -pour le premier, maître assistant - ou au resto tout court - pour le second, professeur des universités - : “Une brisure incroyable, la conviction de vivre une chance folle !”
De 1968, Rémi Hess se souvient s’être d’abord senti hostile au mouvement - “En février, j’étais tendu : en tant que boursier, je devais absolument valider mes examens” - avant de basculer, en mars 1968 : “Dans mon journal de lecture, j’ai consigné avoir lu sept ouvrages de Marx durant le seul mois de mars cette année-là. J’étais politiquement analphabète car littéraire, je devais rattraper mon retard.” Aujourd’hui, dans ce même lieu d’émulation qui vît éclore bon nombre de vocations de chercheurs en sciences sociales, une fresque commanditée par l’Université pour les festivités officielles des 50 ans de mai 68 affiche un curieux mot d’ordre : “La Beauté sauvera le monde.” Valorisée sur le fil Facebook de l'université, elle est régulièrement tagguée - et nettoyée.

Les décennies passant, Nanterre demeurera un symbole de contestation étudiante. Plusieurs doyens s'y casseront l'échine, Grappin recommandant par exemple que les inscriptions en sociologie soient déterritorialisées de façon à pouvoir faire inscrire quelques candidats à la contestation à Vincennes ou ailleurs. A l'INA, il reste une trace vidéo de la réaction de Paul Ricoeur lorsque, devenu doyen, il semblera mettre en berne le drapeau de cet esprit pionnier qu'il vantait en 1964 à la naissance de la fac :

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