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LES HEURES SOMBRES DE LA MUSIQUE CLASSIQUE
En prélude à cette page sur le romantisme noir musical, Delphine Armand et Yun-Ho Chen, élèves au Conservatoire National Supérieur de Musique (CNSM) de Paris, interprêtent La Danse macabre de Saint Saens pour franceculture.fr
Minuit sonne. Au début de la pièce, les quintes représentent la Mort qui accorde son violon pour accompagner la joyeuse danse des squelettes qui va suivre (00:30). Celle-ci constitue l'essentiel du morceau. A la fin, le chant du coq (06:12) met fin à ce Sabbat de tous les diables. Cette pièce montre que comme pour le romantisme noir littéraire, il existe une façon "plus française " d'appréhender ce courant artistique par rapport aux pays anglo-saxons. Avec davantage de distance et d'ironie.
Un "courant noir" dans l'Histoire de la musique ?
Si la notion de "romantisme noir" embrasse relativement bien les XVIIIème (fin), XIXème et XXème siècles en ce qui concerne les arts plastiques, elle est plus difficile à définir, ou tout au moins, à circonscrire dans le temps, pour ce qui est de la musique classique.
Car si la génération des musiciens de 1830 avait bel et bien conscience d'appartenir à un courant romantique, celle de 1860 explorait déjà un nouveau langage musical.
"Je ne vous cache pas que pour l’Histoire de la musique, on n’a pas l’habitude d’utiliser ce concept pour éclairer les œuvres de la fin du 19è ou du début du 20è siècle. " reconnaît ainsi Emmanuel Reibel, à la fois ancien élève du Conservatoire de Paris, et ancien normalien agrégé de Lettres classiques.
La musique de Debussy par exemple, souvent assimilée au symbolisme et à l’impressionnisme, appartient-elle au courant du romantisme noir ? Un grand débat, selon Emmanuel Reibel :
"Quand on évolue dans le siècle, les thématiques liées à l’effroi ont tendance à s’effacer devant ce symbolisme, mais on peut entendre encore des souvenirs de cet héritage romantique dans certaines partitions de Strauss, jusqu’à Alban Berg dont le Wozzeck, opéra de la modernité qui comprend encore de nombreuses pages nocturnes, inquiétantes… Sans doute au début du 20è siècle, la dimension qui lie plus ouvertement la musique et l’inconscient me semble essentielle. "
Par contre, pour Lucie Kayas, musicologue et pianiste, la notion de romantisme se borne à 1850 : "Ensuite, on passe à d’autres courants, même si le fantastique va perdurer à partir d’autres esthétiques. Le romantisme c’est une chose, l’esthétique d’un art qui soit noir , comme le roman noir, c’est encore autre chose. Du coup, la périodisation est compliquée. " Pour elle, il convient de distinguer romantisme et symbolisme :

D’ailleurs, selon elle, pas plus que Friedrich en peinture, Debussy n'est un romantique noir dans la mesure où son oeuvre est baignée de lumière du point de vue de l’orchestration… "Même s’il y a des choses sombres : Pelléas et Mélisande, par exemple, mais on est plutôt dans une esthétique symboliste."
Selon la musicologue, malgré une appétence évidente pour le surnaturel et la récurrence de certains thèmes (sabbats de sorcière, danses macabres, univers faustiens…), il n'existe donc pas réellement de théorie du romantisme noir en musique. "Le romantisme, en musique, c'est déjà assez compliqué car on a la notion d'un romantisme allemand antérieur, qui connaît par la suite de nouvelles déclinaisons en France. "
La première idée qui me vient, c’est la notion de fantastique. Si on pense au romantisme allemand d’abord, parce qu’il me semble qu’il est à la source du romantisme français, cette dimension surnaturelle est vraiment importante.
Lucie Kayas
Mais qu'à cela ne tienne : pour le spécialiste des relations entre musique et littérature qu'est Emmanuel Reibel, le romantisme noir, plus qu'un courant, est un outil herméneutique permettant, a posteriori , de créer des effets de cohérence entre les oeuvres, et les différentes sphères artistiques : "Ce n’est pas un concept qui est utilisé par les musiciens eux-mêmes, à l’époque, pour qualifier leurs productions. ", prévient-il.
Il s’agit plutôt d’un concept, le romantisme noir, qui permet de créer des filiations et d’éclairer un certains nombres de continuités et d’évolutions dans cette thématique nocturne à l’échelle de l’histoire des arts.
Emmanuel Reibel
D'art en art, la propagation du noir
A l'origine, la notion de romantisme noir est plutôt rattachée à l’histoire de la littérature et de la peinture.
C'est plus tard, au début du XIXème siècle, que la musique devient perméable à cet univers fantastique et gothique qui traverse les autres arts.
L'application de ce concept à la musique a en fait pu s'effectuer par le biais de l'opéra allemand dans un premier temps. Car "l'opéra assure une sorte de synthèse entre tous les arts .", souligne Emmanuel Reibel.
En effet, c'est au travers du genre lyrique que les compositeurs sont amenés à mettre en musique les grands textes dits du romantisme noir : contes fantastiques germaniques ou romans gothiques anglais :
Après l'opéra, ce sont les genres strictement instrumentaux qui s’approprient cet univers des sorcières, des spectres et des vampires :
Doué d'une technique époustouflante, quasi surnaturelle ("surhumaine " même, selon Goethe), Nicolo Paganini fut pris pour le diable tout au long de sa vie, et jusqu'après sa mort. L'évêque de Nice, ville où il rendit l'âme - pour peu qu'il en eût une (!) - interdit que sa dépouille reposât en terre chrétienne. Un problème rapidement éludé puisque… son cadavre disparût, soustrait à la vindicte superstitieuse par son ami, le Comte de Cessole.
Un langage musical adapté ?
A l’époque romantique, la musique entend se faire par elle-même représentation. Hector Berlioz par exemple, avec sa Symphonie Fantastique , cherche à évoquer par le moyen des seuls instruments, des sabbats de sorcière ou des scènes fantasmagoriques.
Mais, alors que les peintres de l'époque brossent sans difficulté des oeuvres torturées, les musiciens qui leur sont contemporains disposent-ils rééllement d'un langage musical adapté à l'expression de ce romantisme noir pictural ?
"L'atonal vient plus tard, au moment de l'expressionnisme. Le langage de l'époque est trop tonal, consonnant. ", avance Lucie Kayas.
Ce qui explique peut-être en partie le paradoxe intrinsèque à la musique romantique "noire" de l'époque. "La figure de la sorcière, par exemple, est entendue avec des rythmes et des mélodies entraînantes, galvanisantes, car la sorcière est un personnage populaire. Si elle est une part effrayante de nous-même, elle catalyse aussi une sorte de désir, de fantasme, qui explique la jouissance qu’on peut ressentir à la vue ou l’audition de ce type de thématique." , affirme Emmanuel Reibel. Malgré tout, le langage musical évolue pour tendre vers l'expression de l'inquiétant et de l'étrange :
Des compositeurs mystiques
Si aucun des compositeurs du XIXème siècle n'a vraiment fait du romantisme noir une spécialité, certains tempéraments sont plus portés que d'autres vers le mysticisme, les thématiques fantastiques et les univers inquiétants : Modeste Moussorgski, par exemple, avec sa célèbre Nuit sur le mont Chauve , mais aussi Franz Lizst, Robert Schumann (Gesänge der Frühe), ou encore le moins notoire mais tout aussi mystique Charles Valentin Alkan, dont l'oeuvre est traversée par un imaginaire très faustien. Car l'histoire du héros de Goethe a largement irrigué le courant noir du XXème siècle. Lucie Kayas :
> En lien avec l'exposition "L'ange du bizarre" au Musée d'Orsay, à Paris, Emmanuel Reibel y donnera le 28 mars une conférence intitulée "Sorcières et fantômes dans la musique de Berlioz à Wagner". > "Debussy, musicien esthète" Découvrez ou redécouvrez notre dossier spécial sur le rapport qu'entretenait le compositeur avec les arts , publié en mars 2012
> Retour à la première partie de l'article "Qu'est-ce que le romantisme noir ? - littérature" Le blog de la pianiste Delphine Armand
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