Certains airs d'opéra vous habitent : vous les avez souvent en tête, vous les entonnez sous la douche, vous les sifflotez dans la rue... Voici les six secrets des airs opéra qui sont devenus des tubes.
L'air de la Reine de la nuit dans La Flûte enchantée de Mozart, celui de Casta diva dans la Norma de Bellini , le Duo des fleurs dans Lakmé de Delibes... Le 3 janvier, sur les réseaux sociaux de France Culture, nous vous demandions quel air d'opéra était susceptible de vous émouvoir ou de vous égayer tout particulièrement.
A partir de vos réponses, nous avons établi un top 10 (top 11 en fait, deux étant arrivés ex æquo) des airs les plus plébiscités.
De là est née cette question : comment ces airs d'opéra, aujourd'hui connus sur tout le planisphère, sont-ils devenus des hits ? Comment inscrire le succès à la clef de sa partition ? Nous avons interrogé Marie-Hélène Benoit-Otis et Dannick Trottier, respectivement professeurs de musicologie à la faculté de musique de l’université de Montréal, et à l'université du Québec, et leur avons soumis votre top 10. Leurs éclairages nous ont permis de mettre au jour six secrets bien gardés des hits de l'art lyrique.
1. Des airs extraits d'"opéras à numéros"
Les airs d'opéra présents dans ce top 10, comme généralement les airs devenus des tubes, sont tous extraits d'opéras dits "à numéros" : des opéras divisés en airs, ariosos, chœurs, récitatifs... autant de scènes numérotées, très distinctes les unes des autres. Après la réforme wagnérienne, l'opéra est pensé comme une forme continue, et s'éloigne du même coup des formes populaires. Du coup, il devient beaucoup plus difficile, voire impossible, d'en extraire des airs. Ce qu'explique Marie-Hélène Benoit-Otis :
C’est clair qu’il est beaucoup plus facile d’extraire un air marquant d’un opéra à numéros que d’un opéra "durchkomponiert", comme on dit en allemand, c'est-à-dire entièrement composé [d'une traite en suivant le texte au plus près, NDR], comme le faisait Wagner par exemple. C’est très difficile de sortir un top 10 des grands airs de la Tétralogie, pour la simple raison qu'il n'y a tout simplement pas de grands airs, à proprement parler. Alors que l’opéra à numéros est conçu pour que le public soit marqué par un numéro en particulier, avec un début, un milieu et une fin très faciles à identifier. C’est conçu aussi pour que le public puisse applaudir avec enthousiasme à la fin.
En fait, "c'est alors plutôt du côté de Broadway, avec l'émergence du musical, que les tubes comme airs populaires et promotionnel issus d’œuvres de grande envergure vont connaître un nouvel essor", affirme le musicologue Dannick Trottier, son collègue à l'université de Montréal.
A noter que certains opéras ont su résister à cette réforme wagnérienne : le Carmen de Bizet, par exemple, l'anti-Wagner, que Nietzsche considérait comme antidote au poison wagnérien. Un opéra avec des dialogues, des extraits très identifiables, et que nous avions décidé d'exclure de notre sondage, de peur qu'il rafle toutes les palmes !
A RÉÉCOUTER : En février 2011, l'émission "Une Vie, une oeuvre" était consacré à Richard Wagner. "Aucun artiste n’a été autant admiré et haï. Et aucun musicien, hormis peut-être Mozart, n’a autant déclenché de fantasmagories sur sa vie."
2. Des airs qui ont surfé sur l'industrie de la partition
L’histoire de l’imprimerie musicale a également favorisé le succès de certains airs d’opéra. Pour le musicologue Danick Trottier, c'est même cette industrie de la partition qui, à partir du XIXe siècle, a lancé les hits, ce qu'il exposait en 2016 dans La presse + :
Les compositeurs travaillaient avec des maisons d’édition qui avaient le rôle de diffuser leurs partitions. C’était le marché le plus lucratif pour les compositeurs, et les éditeurs vont beaucoup miser sur les belles mélodies pour les faire connaître. Des tubes vont s’implanter, ça n’existe pas seulement au XXe siècle ! Par exemple, on va éditer l’Ode à la joie, et tant qu’à faire, on va éditer des versions pour le piano ou le violon. On maximise son produit, la mélodie se répand et devient populaire, on va faire des arrangements faciles, ça va se diffuser de maison en maison, ce que les Allemands appellent la "house music", la musique de salon, que les jeunes filles bourgeoises apprenaient.
Car l’apparition de cette industrie de la partition a favorisé une diffusion des opéras beaucoup plus morcelée : "On extrait l’air de la Reine de la nuit de 'La Flûte enchantée'. Ce que les auditeurs disent, ce n’est pas 'J’adore 'La Flûte enchantée dans sa totalité', mais 'J’adore l’air de la Reine de la nuit'", explique Marie-Hélène Benoit-Otis, ajoutant que l'apparition du disque avait aussi joué un grand rôle dans cette diffusion parcellaire :
Ça a créé une nouvelle façon d’écouter de la musique qui se dirige tranquillement vers ce qui va devenir plus tard l’industrie du disque et de la radio, où on va entendre aussi des airs isolés. Sur les premiers disques, les premiers 45 tours, c’était évidemment impossible d’enregistrer un opéra au complet : on avait cinq minutes d’enregistrement, donc c’était certains airs choisis, qui ont commencé à être diffusés sous cette forme-là. Ça a beaucoup contribué à la canonisation de certains airs spécifiques, même sortis du contexte de l’opéra dont ils sont issus.
3. Des airs chantés par des grands interprètes, comme La Callas
Marie-Hélène Benoit-Otis s'est dite très étonnée par la présence, dans le top 10, de l'air de la Casta Diva de Bellini, arrivé en deuxième position. Car si elle voit des points communs musicaux entre la très grande majorité des airs de ce classement, elle ne les retrouve pas forcément dans Casta Diva :
Par exemple, le côté virtuosité, pyrotechnique, qui est très fort : dans le cas de la Reine de la nuit, c’est clairement ce qui a marqué les auditeurs. Même chose pour pour le troisième choix, le Duo des Fleurs, de "Lakmé". On a deux fois l’utilisation du même type de voix : la soprano colorature qui va chercher dans des hauteurs surréalistes, irréelles, qui sont très très impressionnantes, et qui font en sorte que ce sont des airs qui restent en tête. Une autre dimension qui ressort, c’est l’évocation émotionnelle très intense soit du côté tragique, soit du côté comique, comme pour le duo Papageno-Papagena dans "La Flûte enchantée", qui est très léger, très drôle, à l’opposé, le lamento de Didon est d’un tragique poignant, bouleversant. Ces traits-là on les retrouve partout.... Casta Diva, je trouve que c’est le moins marqué de ce côté-là. J’ai l’impression que dans cet air, c’est beaucoup l’association avec la chanteuse, La Callas, qui a marqué vos auditeurs.
A RÉÉCOUTER : En août 2017, l'émission Une Vie, une oeuvre - toujours elle - s'intéressait à la diva, que Leonard Bernstein surnommait "La Bible de l'opéra" : "Les dieux sont muets, les anges chantent. Aucune créature, aucun être de chair et de sang n'a chanté comme Maria Callas..."
4. La publicité et le principe des vases communicants
Le trio de tête de ce classement, La Reine de la nuit de Mozart, Casta Diva de Bellini et le Duo des fleurs de Delibes, est constitué de trois airs extrêmement utilisés par les publicitaires. Il n'y a là rien d'innocent, pour Marie-Hélène Benoit-Otis :
Tous ces airs-là, on les entend très souvent sur les scènes lyriques, mais aussi ailleurs. Au cinéma, à la télévision, dans les publicités... et ça finit par créer des associations avec un tas d’éléments extérieurs à l’oeuvre musicale qui entrent en compte dans l’appréciation musicale, fatalement. La mémoire a une grande importance dans l’appréciation musicale, et c’est un élément absolument fondamental ici : on écoute l’air Casta Diva oui, mais on l’écoute dans une certaine interprétation, associée à un certain contexte, le tout associé à tout un tas de contextes extra-lyriques dans lequel on a pu l’entendre, tout ça joue.
Mais c’est un peu l’histoire de la poule ou l’œuf… Ces airs nous plaisent-ils parce qu'ils sont utilisés dans les publicités, ou sont-ils chéris des publicitaires parce qu'ils nous font de l'effet ? La musicologue y voit un phénomène de renforcement mutuel : "Un air est choisi parce qu’il touche un certain public. Pour Casta Diva, c'est de par l’association avec Maria Callas qui est un personnage très très fort dans sa carrière lyrique, mais aussi à l’extérieur de la scène, donc les gens s’identifient à elle, ça joue. Et à partir du moment où on commence à diffuser un air en dehors de la scène lyrique, sa popularité va décupler."
5. Une fausse simplicité dans l'écriture
Question un peu plus solfégique (navrée si ça réveille de mauvais souvenirs pour certains) : si l'on compare ces airs plébiscités, aimés, peut-on trouver entre eux des points communs du point de vue de l’écriture, de l’harmonie ? Y a-t-il des secrets de compositeurs, pour écrire un tube ? Pour Marie-Hélène Benoit-Otis, il s'agit de trouver et de cultiver le juste équilibre entre la simplicité et la complexité :
Chez Mozart par exemple, si on regarde le langage harmonique qu’il utilise, sur le papier c’est relativement simple : il reste vraiment dans une structure tonique, sous-dominante, dominante, tonique, mais avec des ajouts, des modifications qui font que s’établit une sorte de tension entre la simplicité du langage utilisé et la finesse de ce qu’il en fait. C’est là-dedans que je vois le grand succès du langage de Mozart, qui vient nous chercher. C’est simple, mais pas simpliste, jamais. Même chose pour le fameux Lamento de Didon : tout l’air est construit sur une basse obstinée, la ligne basse ne se modifie jamais. Mais au-dessus de ça, Purcell crée des harmonies qui sont toujours changeantes, et une mélodie qui va entrer en friction très très subtile avec cette ligne de basse. Ce qui crée à la fois une répétition du mème, donc quelque chose de familier, et en même temps une constante découverte. La tension entre les deux fait en sorte que ça fonctionne, que ça nous transporte complètement ailleurs.
Autre piste qui intrigue la musicologue : l'idée, derrière ces hits de l'art lyrique, de mélodies faciles à retenir, à l'instar des tubes du répertoire populaire : "Je pense qu’il y a des points communs à aller chercher entre les mélodies qui font les tubes : la simplicité, mais pas bébête, avec une touche de complexité. Un peu de répétition, mais aussi la variété, il faut trouver le juste équilibre… comment est-ce fait exactement ?"
6. La charge symbolique ou émotionnelle des paroles
Elles ont beau être souvent en allemand et en italien, les paroles des airs d'opéra de ce top 10 suffisent parfois à expliquer pourquoi ceci sont particulièrement plébiscités. L'exemple le plus parlant ? Le fameux Va pensiero de Verdi. Son texte, extrêmement évocateur - il parle d'esclaves qui pensent à la patrie et à la liberté - fait qu'il revêt "plusieurs couches de significations qui vont s’ajouter à travers l’Histoire", analyse Marie-Hélène Benoit-Otis :
Va pensiero va être utilisé comme vecteur politique pour l’unification de l’Italie dans les années 1860-1870. Par la suite, jusqu’à tout récemment, c’est un chœur utilisé pour symboliser l’amour de la patrie, le patriotisme en danger des Italiens. On pense par exemple à ce fameux concert en 2011 où Riccardo Muti a fait rechanter le chœur en faisant tout un discours sur le fait que le gouvernement de Berlusconi mettait en danger la culture italienne… Ces associations-là sont extrêmement fortes et peuvent aller très loin, au-delà même du contexte de l’opéra. Et c’est évident que ça fait partie de l’appréciation musicale, on ne peut pas dissocier le texte de la musique dans ce genre de contexte.
Enfin, dans ce top 10, les airs les plus récents datent du XXe siècle. Logique pour Marie-Hélène Otis, qui estime qu'il faut bien deux ou trois siècles pour que l'histoire opère son filtrage. Mais de l'opéra composé actuellement, émergera-t-il de futurs tubes même si l'heure n'est plus du tout aux opéras à numéros, et à la consonance ? Peut-être, grâce à la virtuosité et à la vocalité "au sens bel canto du terme", toujours d'actualité, estime la musicologue. Avant de citer Svadba, un opéra tout récent d'Ana Sokolovic, et Exterminating Angel, de Thomas Adès : "Je pense à la fascination, l’attrait pour la voix un peu irréelle de la soprano colorature. Cela donne des rôles absolument décoiffants, extraordinaire. C’est le genre de choses qui pourraient marquer les mémoires je crois."