L'origine des mondes culturels | Monument historique national, l'opéra de Buenos Aires est considéré comme l'une des scènes majeures de l'art lyrique dans le monde. Rénové il y a quelques années, le Teatro Colón reste reconnu pour son acoustique et son architecture uniques. Un joyau du bel canto né face à la place de Mai, en 1857.

"Le théâtre avec l'acoustique idéale dans le monde est le Teatro Colón, à Buenos Aires." Fin octobre 2017, le célébrissime ténor allemand Jonas Kaufmann surprend Laurent Ruquier en lui révélant sur France 2 "un rêve, que tu veux prendre et porter avec toi partout". Pourtant, cette institution de l'art lyrique, chérie par les Portègnes, a été reconnue de longue date par quantité d'artistes et de passionnés d'opéra, et par une étude de référence publiée par un expert en acoustique américain. Ce "rêve" s'est réalisé en deux temps, histoire de bâtir sa grandeur actuelle.
1857-1888 : un premier théâtre conçu par un Savoyard
"La Traviata" de Verdi, interprétée par Sofía Vera Lorini et le ténor Enrico Tamberlick, met au diapason le tout premier théâtre Colón, le 27 avril 1857.

Dans une capitale d'à peine un demi million d'habitants, la place de Mai, qui concentre les pouvoirs politique, religieux et bientôt économique, s'appelle encore place de la Victoire. Depuis 1825 et "Le Barbier de Séville", Buenos Aires vit au rythme des saisons d'opéra et rien qu'en 1854, il y a eu 53 représentations d’oeuvres dans les théâtres de la Victoire, Argentin, et du Colisée. Mais, en mal d'Europe, l'aristocratie portègne, très souvent d'origine italienne ou espagnole, souhaite un écrin à sa hauteur pour sa nouvelle mode. Il sera signé Charles Henri Pellegrini, ingénieur, lithographe, peintre et architecte franco-argentin né à Chambéry et père du futur président de la République argentine !
Cette scène, la plus vaste construite à cette date, s'ouvre à 2 500 amateurs. Elle est équipée de tous les éléments nécessaires aux grands effets scénographiques. Elle bénéficie pour la première fois dans le pays de bretelles et d'armatures de fer. Autre nouveauté, un plan incliné et un parterre en forme de fer à cheval facilitent la visibilité des spectateurs. Alors que 80 loges sont réservées aux plus fortunés. Un éclairage au gaz inédit alimente aussi la multitude de lustres et la grande araignée de 450 lampes.
15 opéras s'y tiendront rien qu'en 1857, dont "Nabucco" ou "Lucrezia Borgia".
Mais rapidement, la municipalité et certains considèrent le lieu trop petit et surtout pas assez beau pour les ambitions du pays. Même s'il reste difficile à remplir faute d'un grand public "formé" à l'opéra. Cette salle historique ferme le 13 septembre 1888 par les notes du premier à avoir chanté Otello, là encore de Verdi : le ténor Francesco Tamagno.
Pourtant en excellent état, le bâtiment sera partiellement détruit au profit, encore aujourd'hui, de la Banque de la Nation.
Une renaissance après vingt ans de travaux, une crise économique et la mort de deux architectes
Le Colón actuel naît lui aussi sur un air de Verdi : avec "Aida", le 25 mai 1908. Un chantier très agité s'achève enfin, bien longtemps après la date espérée d'inauguration : le 2 octobre 1892, pour le 400e anniversaire de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb.
Le premier maire de Buenos Aires, Torcuato de Alvear, avait officiellement lancé l'idée dès la fermeture de la précédente salle, en 1888. En cette fin du XIXe, l'édile a des envies de Paris et de ses grands travaux menés par Haussmann. Pourquoi ne pas devenir la ville lumière en Amérique du sud et rivaliser avec l'Opéra Garnier (ou la Scala de Milan) ! La dimension sociale, économique, prime sur l'artistique.
L'emplacement retenu, à la place d'une gare, est alors un peu plus éloigné du centre, mais il est aujourd'hui face au Palais de justice et à quelques pas d'un autre symbole du pays : l'obélisque de 67 m de haut qui trône sur la plus large avenue du monde.
L'architecte d'origine italienne Francesco Tamburini doit orchestrer le projet gagnant qui a époustouflé par son luxe. La première pierre est là encore posée un 25 mai (fête nationale), en 1890, et la construction doit durer 30 mois. Mais Tamburini meurt subitement, avant même les premiers travaux, à 44 ans. Son associé Vittorio Meano, un autre architecte italien, poursuit son oeuvre, qu'il modifie légèrement. Mais celui qui a signé le Palais du Congrès argentin meurt lui aussi à 44 ans, assassiné, alors que le constructeur et financeur du nouveau Colón a fait faillite, retardant les travaux !
Le projet est maudit et il faut détruire ce qui a été construit, vont jusqu'à affirmer certains face à ces deux décès au même âge.

La ville reprend complètement la direction des opérations et désigne l'architecte belge Jules Dormal, plus âgé et inspiré par l'académisme français. Sa réalisation en sera marquée par des touches d'art nouveau, après "l'italianisation", notamment de la Renaissance, insufflée par Meano. L'Italie est également présente dans les bas et hauts reliefs et les bustes de compositeurs commandés à Luigi Trinchero. Mais c'est le Français Marcel Jambon, auteur de très nombreux décors de l’Opéra de Paris, de la Comédie française et d’une foule de théâtres parisiens, qui peint la coupole grâce à du marouflage.
Un incroyable écrin éclectique pour les plus célèbres compositeurs, chanteurs, cantatrices, danseurs
Empreint également de robustesse allemande, l'édifice final apparaît logiquement éclectique. Et il aura dû être financé par des balcons privatifs vendus à prix d'or pour des années aux grandes familles argentines. Sa salle en fer à cheval d'environ 30 mètres de large et presque autant de haut, avec une scène de 35 m de profondeur et 48 m de haut, en fait l'une des plus grandes au monde. Elle abrite près de 2 500 places assises sur 7 niveaux (jusqu'à 4 000 places avec des personnes debout), une fosse d'orchestre pour 120 musiciens et un lustre géant italien d'1,5 tonne et 735 lampes qui peut cacher un musicien ou un chanteur !
Autour, rien n'a été négligé, à l'image de ces vitraux multicolores de la maison parisienne Gaudin qui illuminent le grand hall, ou de somptueuses mosaïques au sol.
D'autres travaux et aménagements auront lieu au fil du temps, comme l'arrivée de sculptures des Français Cordier et Bezner le long du spectaculaire escalier principal, l'inauguration du mythique Salon doré, comme un écho au foyer de l'Opéra Garnier ou à Versailles, ou la rénovation de la coupole par le peintre Argentin Raúl Soldi, en 1966. Les années 30 marquent l'apogée du bâtiment.

Toscanini, Stravinsky, Strauss, la Callas, Régine Crespin, Bartoli, Caruso, Domingo, Pavarotti, mais aussi Karajan, Muti, Barenboim, Noureev, Béjart, Bocca ou des stars du tango et du rock argentin. Les plus grands sont passés ou ont travaillé au Colón, forgeant sa renommée internationale, jusqu'à une restauration majeure devenue indispensable au début des années 2000. Elle coûtera à la ville plus de 300 millions de dollars, avec un monument fermé trois ans, 1 500 personnes mobilisées et des polémiques sur la préservation de ses richesses et de son acoustique. Pour redonner cette qualité sonore, les restaurateurs ont par exemple complété l'intérieur des sièges avec du crin animal et du coton, comme à l'origine.
Les secrets d'une acoustique parfaite
En témoigne la déclaration de Jonas Kaufmann à Laurent Ruquier, cette restauration semble réussie. Définie comme conservatrice, cette opération cruciale s'est réalisée au bistouri pour revenir à la donne initiale, en retirant la saleté ou des couches de peinture accumulées.
Car le facteur clé de cette acoustique vient de la combinaison des matériaux employés dans la construction : les balcons aux trois premiers étages de la salle sont ainsi faits de matériaux souples et de bois et tissus tapissés qui absorbent les sons et les empêchent de "rebondir". En revanche, du quatrième niveau au plafond se trouvent des matériaux durs, comme du marbre et du bronze, qui produisent l'effet contraire, avec de l'écho. Cette combinaison de deux extrêmes aboutit à un point d'équilibre idéal.
Cet équilibre est aussi renforcé par le pin du Canada de la scène légèrement inclinée, et la forme en fer à cheval de la salle, qui permet une distribution uniforme du son pour l'ensemble des spectateurs.
En 1987, Luciano Pavarotti avait déjà déclaré à Buenos Aires :
Je vais vous dire quelque chose de terrible : cette salle est parfaite ! Terrible car si vous faites une erreur le public s'en rend compte tout de suite.

Les études de l'acousticien américain Leo Leroy Beranek
Expert en acoustique américain et ancien professeur du MIT, Leo Leroy Beranek a justement interrogé plusieurs fois quantité de professionnels, compositeurs, chanteurs, chefs d'orchestre, musiciens, critiques, mais aussi des spectateurs passionnés, pour déterminer des critères d'excellence sonore d'une salle. Celui qui est mort fin 2016 a distingué salle de concert et d'opéra et panaché des avis recueillis et des résultats de mesure. Avec une constante selon lui : les "meilleures" salles ont été édifiées avant 1901.
En 2000, le théâtre Colón arrive en tête des 23 salles d'opéra étudiées en Europe, en Amérique et au Japon, en collaboration avec l'Institut japonais Takenaka. Interrogé par le quotidien argentin La Nacion, Beranek explique alors que :
Pour l'opéra, le temps idéal de réverbération du son est aux alentours de 1,5 seconde. C'est justement celui du Colón. La musique apparaît ainsi vivante, sans arriver à s'empâter.
Cette réverbération idéale nuirait toutefois quelque peu à la compréhension des textes chantés.
Autres qualités relevées : la clarté ou transparence sonore et les proportions de basses.
Les décorations baroques du Colón seraient aussi un atout dans la diffusion du son, contrairement à ce qui se produit dans les salles modernes très dépouillées.
Beranek de conclure que "la musique sonne mieux dans une belle salle, sans que l'on comprenne encore comment se réalise cette interconnexion entre ce que nous voyons et ce que nous entendons".
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