Disparition | Depuis sa première publication en 1859, la célèbre théorie de l'évolution de Darwin a donné lieu à de multiples interprétations, diverses réticences. Le grand philosophe des sciences Jean Gayon, mort ce 28 avril, en avait livré plusieurs analyses dans nos émissions. Aperçu.

Il était spécialisé en philosophie de la biologie et de l'histoire des sciences. Le philosophe Jean Gayon est mort le 28 avril 2018. Parmi ses sujets de prédilection, le darwinisme. Selon lui, l'héritage de Darwin n'était pas monolithique, mais se fondait sur un cadre de pensée qui permettait aux principes darwiniens d'évoluer avec la société. Pourtant, Jean Gayon se disait conscient du contexte profondément idéologique dans lequel s'était enracinée la théorie de l'évolution en cent cinquante ans. Réécoutez-le évoquer ces questions à travers les archives de France Culture.
Rappelons pour commencer le postulat de base du darwinisme : pour Darwin dans son Origine des espèces paru dans son édition anglaise en 1859 mais plusieurs fois réédité, chaque être "tend à se perfectionner de plus en plus" : "Comme il naît plus d'individus qu'il n'en peut vivre, il doit y avoir, dans chaque cas, lutte pour l'existence. [...] L'homme même, qui se reproduit si lentement, voit son nombre doublé tous les vingt-cinq ans, et, à ce taux, en moins de mille ans, il n'y aurait littéralement plus de place sur le globe pour se tenir debout."
Le "darwinisme social" et les réticences morales et religieuses
"Nous avons quelque chose qui est monumental dans l'histoire des sciences, c'est un secteur entier de biologie qui s'est ouvert. Et en même temps, c'est des chapitres qu'on ne peut pas qualifier autrement que d'idéologie..." Le 8 mars 2011, dans l'émission "Les Chemins de la philosophie", Jean Gayon revenait au micro de Raphaël Enthoven sur ces lieux communs de la pensée de Darwin : loi du plus fort, transposition du capitalisme dans la nature, défense d'une sélection pour perfectionner l'espèce humaine, voire défense de l’esclavage... Il expliquait pourquoi et comment le darwinisme avait engendré une idéologie appelée "darwinisme social" :
Depuis à peu près un siècle on appelle darwinisme social un système de pensée qui a été en fait construit par Spencer et qu'on appelle "l'idéologie du laisser faire". On peut à partir de là se demander si c'est vraiment une idéologie mais c'est typiquement ce qui a toujours été conçu comme tel, c'est-à-dire une extension aux phénomènes politiques, sociaux, de la compétition et de la lutte pour la vie. [...] On a affaire à une tradition qui est d'abord scientifique, mais qui est désignée en référence à un nom propre. [...] Vous avez un mot qui dans l'espace de la culture contemporaine joue un rôle structurant qui n'est pas loin d'être comparable à marxisme ou à christianisme.
Pour Jean Gayon il y avait une explication à l'opposition farouche au darwinisme, dans certains secteurs de la société contemporaine. Quelques années plus tard, toujours dans "Les Chemins de la philosophie" mais au micro d'Adèle Van Reeth cette fois, il avançait notamment l’idée de l'amoralité de la sélection naturelle défendue par les opposants du "darwinisme social", dont les créationnistes :
Les deux plus beaux exemples que j’en connaisse sont les querelles politiques sur l'enseignement de l’évolution aux Etats-Unis, dans les années 1920 : un candidat démocrate qui s’est quand même présenté trois fois aux élections présidentielles aux Etats-Unis a conduit la lutte contre l’enseignement de l’évolution. Son argument principal était que la théorie de la sélection naturelle est une théorie qui fait l’apologie de la sélection naturelle, des rapports de force, d’affrontement des nations, etc. C’était pour lui immoral. [...] Le deuxième exemple c’est Hitler, mais dans l’autre sens : il aimait beaucoup Darwin mais aussi Galton [Francis Galton, anthropologue considéré comme le fondateur de l'eugénisme, NDR] et toute la littérature darwinienne parce que pour lui, la loi du plus fort c’est ce qui doit régner.
La "loi du plus fort" n'est en fait pas celle de Darwin
Jean Gayon le reconnaissait : "Vous ne me ferez pas dire que la théorie de l'évolution de Darwin est de la mauvaise science, mais je suis conscient que lorsque vous lisez Darwin, ses livres les plus scientifiques, vous le voyez constamment formuler son principe de compétition entre variétés ou espèces en terme d'extermination." Pour autant, comme il le soutenait au micro d'Adèle van Reeth en 2015, l'expression "loi du plus fort" souvent associée aux théories darwiniennes serait en fait héritée du philosophe et sociologue anglais Herbert Spencer (un contemporain de Darwin) bien plus que du célèbre naturaliste à la barbe blanche :
"Plus fort" c’est quand même extrêmement connoté. C’est une notion extrêmement hiérarchique et en outre extrêmement violente. Darwin a énormément insisté là-dessus lorsque utilise une notion comme celle de lutte pour l’existence : il dit que dans certains cas, oui, il y a des affrontements entre les individus dans une espèce, et particulièrement dans certaines formes de sélection sexuelle. Mais la plupart du temps, ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Mais de petites différences infinitésimales entre les caractères : une résistance à la maladie, une meilleure résistance à la sécheresse pour une plante… ce sont des choses qui ne vont pas se traduire par des combats entre les individus, mais par le fait qu’il va y avoir une lutte quasi économique et que certaines variations, au fond, si elles sont héréditaires, devront se transmettre à la descendance. La compétition pour Darwin est essentiellement entre individus, pas entre groupes. C’était un très très grand débat d’ailleurs, dès son temps.
En fait, selon Jean Gayon, un darwinien aujourd'hui ne devrait même se faire le tenant d'aucune hiérarchie. Car le philosophe souligne que pour quiconque se revendique de Darwin, il n'existe aucune raison de prétendre que les êtres humains seraient supérieurs aux bonobos, par exemple, qui seraient eux-mêmes supérieurs aux bactéries :
Darwin parle de formes inférieures mais je pense que la leçon de Darwin pour ses successeurs, c’est justement de ne plus utiliser ce langage-là. On est plus fidèle à Darwin en n’utilisant pas ce langage-là qu’en l’utilisant. Evidemment, ce qu’on voulait dire c’est qu’il y a des organismes qui sont plus complexes. Mais est-ce que des organismes qui sont plus complexes sont mieux adaptés ? Ce n’est pas du tout évident ! Le darwinisme n’est pas une question d’esthétique, c’est une question de survie, d’efficacité dans des conditions d’existence données. Et de ce point de vue-là il n’y a pas d’échelle de supériorité ou d’infériorité absolue.
A RÉÉCOUTER : à propos d'esthétique et de survie, réécoutez le biogiste Gilles Boeuf dans "L'Invité des Matins d'été" en juillet 2017.