Paradis fiscaux : "Nous voulions traduire en images un phénomène qui, par sa nature même, est immatériel"
Entretien | A quoi ressemblent les paradis fiscaux ? C'est ce que sont allés voir les photographes Paolo Woods et Gabriele Galimberti. Leur enquête économique et photographique met en images des pratiques par nature invisibles. Entretien avec Paolo Woods.
![Un homme flotte dans la piscine située au 57e étage du Marina Bay Sands Hotel. Derrière lui, « Central », le quartier de la finance de Singapour. Singapour. [Avec l’aimable autorisation des artistes]](/img/_default.png)
Alors qu'il y a un an éclatait le scandale des Panama papers, vaste système d’évasion fiscale révélé par des journalistes internationaux, du 1er au 7 avril se déroule une semaine mondiale d'actions contre l'évasion fiscale. Malgré ces enquêtes et interpellations, les systèmes d'évasion fiscale, complexes, restent difficile à appréhender. Rendre visibles les paradis fiscaux, les mettre en images, c’est justement l'objet des "Paradis, le rapport annuel", le travail des photographes Paolo Woods et Gabriele Galimberti. Présentée à Arles en 2015, l’exposition est reprise jusqu'au 21 avril à Paris, dans le cadre du Mois de la photo (à l'Université Paris II). Ce travail fait aussi l’objet d’un ouvrage publié aux éditions Delpire.
Singapour, Panama, Iles Caïmans, Luxembourg... dans 13 pays, Paolo Woods et Gabriele Galimberti ont mené une enquête économique et photographique. Ils sont rentrés dans des salles de coffres-forts, des réunions, mais aussi des villas de luxe afin de rendre visible un phénomène par définition immatériel.
Entretien avec le photographe Paolo Woods
La circulation de l'argent dans les paradis fiscaux est immatérielle : comment photographier l'invisible ?
Notre volonté était précisément de traduire en images un phénomène qui, par sa nature même, est immatériel. Nous ne voulions pas travailler sur des révélations ou des scandales en particulier, mais plutôt raconter ce que sont les paradis fiscaux. Il y avait des enquêtes, des articles, des rapports, mais pas vraiment d’images. Les paradis fiscaux existent dans des lieux géographiques, mais d’abord comme système international au coeur de la finance mondiale. Au cours de notre travail, qui a duré trois ans, nous avons d’abord voulu comprendre comment marche ce système. Nous avons beaucoup lu, mais aussi rencontré tous les acteurs : ceux qui se battent contre ces pratiques - des activistes, des ONG...- mais aussi ceux qui y participent - des banques, des entreprises qui nous racontaient comment cela se passe. Puis, nous avons collaboré avec le Consortium international de journalistes d’investigation (ICJ), qui a sorti plus tard les Panama papers. Ensuite, nous sommes allés sur le terrain.
_*Comment avez-vous choisi les lieux ?
*_Singapour, Delaware, Panama, îles Caïmans, Luxembourg, Pays-Bas, mais aussi des centres comme la City de Londres : nous avons pris des photos dans 13 pays sur des continents différents. Nous voulions des pays cruciaux dans le système. Il y a de nombreuses manières de définir un paradis fiscal. L’un des critères est souvent l’importance des activités secrètes. D’ailleurs, Tax justice network - une ONG qui se bat contre la fiscalité opaque - ne mesure pas les capitaux qui transitent, mais l’index d’opacité. Nous avons commencé avec cela. Nous avons aussi regardé quels endroits revenaient le plus souvent dans nos recherches. Nous voulions observer la spécificité de chaque endroit. Même si ces lieux ont aussi des caractéristiques communes. D’ailleurs, les paradis fiscaux ne travaillent jamais seuls, mais entre eux.
![Neil M. Smith, secrétaire des finances des îles Vierges britanniques, ici photographié dans son bureau de Road Town sur l’île de Tortola. [Avec l’aimable autorisation des artistes]](/img/_default.png)
Les îles Vierges britanniques sont l’un des centres de services financiers offshore les plus importants du monde, et le leader mondial de l’immatriculation de sociétés : plus de 800 000 sont domiciliées ici, pour une population de seulement 28 000 habitants. Les îles Vierges britanniques sont le deuxième investisseur direct en Chine, juste après Hong Kong.
Vos photos montrent des lieux concrets où se font ces opérations - comme le siège de cabinet d’audit ou la salle des coffres du port franc de Singapour... Mais aussi des villas de luxe et autres signes extérieurs de richesse. En somme, les conséquences de l’évasion fiscale.
Cela va ensemble. On voulait parler à la fois de ces endroits et de ce qui s’y passe. La manifestation d’une certaine fortune est aussi quelque chose que l’on voulait traduire en images. L’évasion fiscale est immatérielle. Or ces images peuvent représenter, donner une illustration plus compréhensible. Car l’un des principaux problèmes avec le phénomène des paradis fiscaux, c’est qu’il est dur à comprendre. Le rendre visible, c'est aussi permettre de mieux l’appréhender.
Dans vos photos, on trouve aussi souvent des images de plages, la mer, des piscines…
Historiquement, les paradis fiscaux sont souvent des îles, encerclées d’eau. Et quand on pense à un paradis fiscal, on imagine un îlot tropical, des palmiers, du sable blanc. Nous voulions jouer avec ce cliché de l’imaginaire collectif. Et aller voir si cela ressemble vraiment à cela, un paradis fiscal. Il y aussi un lien plus métaphorique. L’île, c’est aussi l’idée d’un espace fermé, qui ne communique pas.
Nous avons travaillé sur une série de codes visuels publicitaires pour vendre l’idée de secret, d’élite.... C’est sur cette mythologie que s’est construite la communication des banques, des fonds d'investissement. Et le jeu sur ces codes est disséminé dans notre travail.
C’est aussi pour cela que votre livre Les Paradis prend la forme d’un "rapport annuel" ?
Tout à fait. Et aussi, parce que nous avons vraiment créé une entreprise au Delaware. Ce livre se présente comme le rapport de cette compagnie. Nous avions particulièrement du mal à accéder aux structures qui enregistrent les entreprises dans les paradis fiscaux. Alors, pour pouvoir raconter le système de l’intérieur, nous avons enregistré la nôtre, qui existe toujours d’ailleurs. Elle s’appelle "The Heavens", et son siège social est dans le même bâtiment qu’Apple, Coca‐Cola et des dizaines de milliers d’autres entreprises. Au moment de l’enregistrement, on ne nous a absolument rien demandé. C’est aussi là que réside l’opacité du système.
L'exposition produite par Les Rencontres de la Photographie, Arles, est présentée en partenariat avec l’université Paris II Panthéon-Assas, au centre Assas, jusqu'au 21 avril.