Le quartier de la Courtille, à Saint-Denis, symbole de l'abandon du 93 par l'Etat
Reportage | En Seine-Saint-Denis, l'école n'est plus du tout un sanctuaire. Symbole: le quartier de la Courtille, à Saint-Denis, où des expéditions punitives entre bandes de quartiers ont lieu maintenant dans les collèges et lycées. Malgré les blessés et un mort récent, l'Etat dit ne rien pouvoir faire de plus.

"Un établissement scolaire classé prioritaire de Seine-Saint-Denis sera toujours moins bien doté en moyens matériels et humains que le moins bien doté des établissements prioritaires parisiens."
Cette différence de traitement entre le 93 et le reste de la France est au centre du rapport d'information parlementaire sur la Seine-Saint-Denis de François Cornut-Gentille (député LR) et Rodrigue Kokouendo (député LREM), sorti en mai 2018, qui fait le point sur les services publics du département le plus pauvre de France. Cet écart se retrouve sur presque tous les services publics : la police nationale du 93, par exemple, a perdu 200 postes entre 2015 et 2017. Conséquence sur le terrain : une défiance de plus en plus grande vis-à-vis de l'Etat, des médias, de Paris, des blancs.
On dirait qu'ils ont oublié Saint-Denis, qu'on n'est pas la France. Ce qui se passe ici avec la violence dans les collèges, si c'était dans un quartier chic ça ferait la Une partout. Mais à Saint-Denis, il faut croire que pour tout le monde c'est normal. En fait, on est les parias de la France. Ibrahim, collégien de 4ème à la Courtille
Dès le collège : des armes, des bagarres, des règlements de compte entre bandes rivales
C'est comme toujours Allende contre DDF (le surnom du quartier Delaunay Belleville Sémard) ! explique, résigné, un jeune collégien de La Courtille. Les bagarres, représailles, guerres de territoires et de trafics entre cités sont une antienne depuis 30 ans dans ce quartier. Mais jusqu'ici, les établissements scolaires étaient préservés.
Là, la nouveauté et c'est tout un symbole, c'est que depuis 3 ans, les bagarres, expéditions punitives et règlements de compte entre bandes se font devant et dans les établissements scolaires. C'est comme s'ils nous disaient, votre école c'est "peanuts". Nous, on fait ce qu'on veut partout où on veut ! Mathieu Cohen, professeur de mathématiques au Lycée Paul Eluard de la Courtille et syndiqué Sud éducation
Tout a changé il y a environ 3 ans, lorsque des collégiens d'Henri Barbusse ont été attaqués par d'autres collégiens sur le trajet pour aller au stade. Les professeurs n'ont rien pu faire. Bilan : 3 élèves blessés. Depuis, c'est l'escalade.

En septembre 2018, un jeune de 16 ans a été tué d'un coup de kalachnikov à 500 mètres du collège la Courtille où en février 2019 un enseignant qui tentait de protéger un de ses élèves, à la sortie de l'établissement, a été passé à tabac et défiguré. Choqués, les enseignants ont cessé d'exercer pendant 10 jours, soutenus par des parents d'élèves.
Au lycée Paul Eluard, la violence est devenue la norme. Depuis l'automne 2018, des expéditions punitives entre bandes rivales ont lieu directement dans l'établissement.
La semaine dernière, un élève a été tabassé à la sortie du lycée à 16h30, sauvé in extremis par son camarade qui a utilisé sa bombe lacrymogène. Car la plupart de nos élèves en ont pour se protéger. Le lendemain, en représailles, une quinzaine d'enfants de moins de 16 ans est rentrée dans le lycée. Armés de marteaux et de matraques, ils ont menacé le proviseur et dix autres adultes, les obligeant à fuir, et ils sont allés tabasser un élève à coup de marteau dans la cafétéria. Le pire, vous savez, est que les élèves n'étaient même pas choqués, tellement ils ont grandi avec cette violence. Mathieu Cohen, professeur de mathématiques au Lycée Paul Eluard
Que fait l'Etat ?
"On vous écoute, on vous comprend, mais la violence n'est pas une question de moyens supplémentaires". La réponse de l’Education nationale sonne comme une gifle pour les enseignants du quartier la Courtille, qui après chaque drame, espèrent que le ministère prendra en compte leur situation et leur donnera plus de moyens.
L'institution nous demande de faire de la magie : des enseignements individualisés dans des classes à 24, gérer les problèmes sociaux, les problèmes familiaux, les problèmes de santé de nos élèves et maintenant il faut aussi faire la police et trouver des solutions face à la violence ! Moi, je veux bien rendre ma prime de 275 euros si l'on nous donne des postes spécialisés supplémentaires plutôt que de subir cette violence au quotidien ! Célia Kholi, professeur d'anglais au collège la Courtille
Dans les collèges du quartier, où la violence est omniprésente, les établissements n'ont au mieux qu'un médiateur et un APS, un auxiliaire de prévention et de sécurité. Ce sont des emplois ultra précaires de l'Education nationale. Dans ce quartier de Saint-Denis, la plupart des contractuels n'ont même pas reçus de formation.
En tant que parents, cela vous semble normal de confier vos enfants à des personnels non formés ? Surtout pour gérer des situations aussi difficiles et complexes que la violence. Eh bien, à l'éducation nationale, c'est le cas. Nous, on apprend tout sur le terrain et on est payé une misère. Un APS du collège La Courtille

Pourtant, les enseignants ont des solutions à proposer. Au lycée Paul Eluard, où pour 2 000 élèves il n'y a que 7 surveillants et 1 seul médiateur, tous répètent qu'il faut plus d'adultes, plus de moyens humains dans les établissements scolaires et dans le quartier pour déconstruire la violence. A chaque fois, l'Etat répond la même chose, "nous n'avons pas les moyens".
Nous, on pense que la politique publique passe par des moyens humain. Nous avons mis en place deux antennes jeunes dans les quartiers mais la ville ne peut pas tout. Il faut que l'Etat participe à l'effort. Or, pour le 93, il y a un abandon généralisé des services publics de santé, de justice, de police et d'éducation. Laurent Russier, maire PCF de saint Denis
Et les élèves dans tout ça ?
Quand j'arrive au collège, je me dis ouf ! C'est bon ! Parce que sur le chemin, j'ai peur de mourir. Un collégien en classe de 4ème de la Courtille
La violence du quartier est leur quotidien depuis toujours. Ils en rient, ils en souffrent, mais n'en ont pas toujours conscience.
Si quelqu'un ne t'écoute pas, tu lui parles, tu lui parles et au bout d'un moment tu tapes ! C'est humain ! Un collégien de La Courtille
Des ateliers sont régulièrement organisés par leur professeurs mais sans véritable suivi, faute de temps, faute de moyens.
Moi, j'ai choisi de venir enseigner dans les quartiers prioritaires. J'adore mon métier et je trouve que les élèves ici sont plus éveillés, plus fins, plus intéressants qu'ailleurs. Mais j'ai honte de les accueillir dans ces conditions. Les locaux ici sont moisis, il fait 15 degrés maximum en hiver dans les classes et les enfants ont peur de venir l'école. Cette détresse là n'est donc pas une priorité pour l'Etat ]? Morgane Jacques, professeur de français au collège La Courtille
Mais ce qui revient toujours quand ces enfants parlent de la violence de leur quotidien, c'est cette phrase :
Ça ne choque personne quand c'est dans la banlieue, dans le 93 ! En fait, nous ne sommes pas Français, nous sommes du 93. Pour nous, il n'y a jamais de moyens. Nous sommes les parias de la société française.