La nouvelle Constitution, préparée par l'Assemblée constituante élue en octobre dernier, est sujette à controverses. L'article 27 amorce une remise en cause de l'égalité des hommes et des femmes, dans un pays qui a pourtant longtemps été à l'avant-garde sur ces questions. Cinquante-et-un ans après la promulgation d'un texte progressiste en matière de droits des femmes par Habib Bourguiba, les Tunisiennes sont appelées à manifester pour défendre leur égalité.

Un simple mot pourrait changer l'ensemble du cadre juridique et social des relations homme-femme en Tunisie. L'Assemblée nationale constituante (ANC), élue le 23 octobre dernier, est chargée de rédiger une nouvelle Constitution pour le pays, où la Constitution de 1959 a été suspendue après la chute du régime de Ben Ali . Parmi les articles d'ores et déjà adoptés en commission, celui portant le numéro 27 a attiré l'attention :
L'Etat assure la protection des droits de la femme, de ses acquis, sous le principe de complémentarité avec l'homme au sein de la famille et en tant qu'associée de l'homme dans le développement de la patrie
"Complémentarité" et non plus "égalité" . Voilà le point de friction. D'après les députés (y compris les femmes) du parti islamiste Ennahda, majoritaire à l'Assemblée, la femme n'est pas l'égal de l'homme. Elle est complémentaire à l'homme, dans le strict cadre du mariage.
Résultat : ce projet, qui doit encore être approuvé lors d'une séance plénière de l'Assemblée, suscite la colère d'une partie de l'opinion tunisienne. Pour manifester leur opposition, ONG, syndicats et associations féministes ont appelé les Tunisiennes à manifester ce lundi 13 août - un appel soutenu et diffusé sur les réseaux sociaux par le groupe de blogueurs TunEagles.

Quelque 6.000 personnes, hommes et femmes, ont donc défilé lundi soir dans les rues de Tunis. Le ministère de l'Intérieur avait autorisé cette marche sur quelques-unes des principales artères de la ville, mais pas sur l'avenue principale Habib Bourguiba.

La Tunisie à l'avant-garde du droit des femmes Le 13 août n'est pas une date anodine : c'est la journée de la femme, date anniversaire du Code de statut personnel, promulgué par Habib Bourguiba en 1956, soit cinq mois seulement après l'indépendance du pays. Un texte particulièrement avant-gardiste pour l'époque en matière de droits des femmes, qui a fait de la Tunisie l'un des pays les plus progressistes dans ce domaine. Dans sa version initiale, le CSP impose le consentement des deux époux pour valider le mariage ; il interdit la polygamie et met fin au devoir d'obéissance de la femme à son mari . Le texte fixait également l'âge minimum du mariage à 18 ans pour les hommes et 15 pour les femmes, âge relevé à 18 ans pour les deux sexes en 2007. Des mesures justifiées par Habib Bourguiba, à l'époque, par les dispositions du Coran.
Ce texte a donné l'impulsion à une dynamique progressiste, si bien qu'en 1993, le président Zine el-Abidine Ben Ali lui ajoute de nouvelles mesures : entre autres, les femmes peuvent transmettre leur patronyme et leur nationalité à leurs enfants, ou encore ouvrir leur propre livret de caisse d'épargne . En 1993 également, le code du Travail est réformé pour assurer l'égalité des hommes et des femmes au travail.
Manifestations et débats politiques L'adoption de l'article 27 du projet de Constitution serait donc synonyme de régression, dans ce pays où la femme est considérée comme un citoyen égal à l'homme depuis plus de cinquante ans. Outre la manifestation prévue ce lundi, une pétition, forte de plus de 16.000 signatures, a été adressée à l'ANC : elle affirme que la femme "est citoyenne au même titre que l'homme et ne doit pas être définie en fonction de l'homme".
A Tunis, le reportage de Thibaut Cavaillès :

Les opposants au texte dénoncent aussi dans ce projet une islamisation rampante, menée par les islamistes d'Ennahda, majoritaires à l'ANC, qui menace les droits des femmes. Témoins de ces pressions islamistes, les débats autour de l'athlète Habiba Ghribi , première tunisienne à rapporter une médaille à son pays, critiquée pour s'être montrée "trop dénudée" en public, parce qu'elle portait un short.
Pourtant, le parti ne cesse d'affirmer son attachement aux droits des Tunisiennes. De nombreuses barrières politiques vont pouvoir s'opposer à l'adoption de ce texte, et en premier lieu l'opposition du président de l'ANC, et du président de la République tunisienne, comme l'explique Vincent Geisser, spécialiste de la Tunisie :
Loin d'être anecdotique, cette controverse intervient alors que la Tunisie est soumise à un climat tendu : l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), puissante centrale syndicale, a appelé à une grève générale mardi dans la région de Sidi Bouzid, dans l'ouest du pays. Une grève qui fait suite à des manifestations contre la politique du gouvernement dirigé par Ennahda, jeudi dernier, au cours desquelles des interpellations ont eu lieu . Sidi Bouzid est le berceau de la révolte qui avait abouti, en janvier 2011, à la démission de Ben Ali. Les explications de Thibaut Cavaillès :
Sur place, le mouvement serait très suivi. Tous les magasins de la ville, mais aussi les administrations, sont fermés. Plusieurs centaines de personnes ont défilé, sans violence, vers le palais de justice, en criant des slogans d'opposition au parti Ennadha.
En outre, une douzaine de partis de gauche se sont unis dans un "front populaire" pour s'opposer à la coalition au pouvoir. Ce mardi également, le rapporteur général de la Constitution, Habib Kheder, a annoncé que le nouveau texte de la Constitution, à l'origine prévu pour octobre 2012, ne sera pas prêt avant avril 2013 . Code du statut personnel - Texte intégral
L'intégralité du code du statut personnel, promulgué par Habib Bourguiba en 1956. Cette version du texte tient compte des amendements, notamment ceux de 1993.
Vive la femme tunisienne libre ! (Facebook.com)
Une page, sur le réseau social Facebook, dédiée au soutien à la lutte des Tunisiennes pour l'égalité des sexes en Tunisie. Parmi les contenus notables, une galerie de photos de femmes tunisiennes remarquables ; ou un poème dédié aux Tunisiennes.
Le manifeste des femmes tunisiennes
A l'occasion de la journée de la femme, le 13 août, le site tunisien francophone Kapitalis publie la version intégrale d'un manifeste des femmes tunisiennes pour la défense de leurs droits.
Les droits des femmes, "vitrine" du régime de Bourguiba à Ben Ali
Texte d'une conférence de la doctorante tunisienne Abir Krefa, spécialiste des droits sociaux en Tunisie, publié dans la revue "Inter-peuples".
Cinquante ans d'indépendance féminine. Rfi.fr
Le site internet de RFI consacrait, il y a un an, une analyse à la place des femmes dans la société tunisienne, à l'occasion des cinquante ans de la promulgation du Code du statut personnel.
Le statut de la femme dans le monde arabe. Franceculture.fr
Une émission des Enjeux Internationaux de Thierry Garcin et Eric Laurent, en juin dernier. Retour sur la façon dont les soulèvements populaires au Maghreb ont mis en lumière le rôle des femmes dans les sociétés du monde arabe.
Dossier : Tunisie, l'après Ben Ali. Franceculture.fr
Un dossier multimédia spécial consacré à la Tunisie, à l'occasion des 24h en Tunisie de France Culture, au mois de janvier 2011.