Des "Caucasiens" et des "Africains" à l'école: du racisme dans les neurosciences ?
Catégories mal digérées ou vraie volonté de banaliser des termes tabous en France : des chercheuses en sciences cognitives font scandale devant de futurs enseignants en formation.
C’était aussi la rentrée, la semaine dernière, dans les établissements qui ont succédé à ce qu’on appelait hier les “IUFM”, et où se forment les futurs enseignants. Une rentrée moins confidentielle et plus polémique que d’habitude, du côté du Master "Métiers de l'Enseignement, de l'Éducation et de la Formation", qui dépend de l’université Paris Descartes. En effet, la photo d’un support de cours projeté par la chercheuse en neurosciences Ania Aïte, mercredi 4 septembre, dans le cadre de la séance inaugurale de ce Master, a déclenché un tollé. Titre du document qui circule sur les réseaux sociaux, visuel à l’appui : “Comment le groupe d’appartenance influe t’il [SIC] sur notre capacité à prendre la perspective d’autrui au cours du développement ?”
Plus simplement, l’étude présentée consisterait à mesurer la capacité à se mettre à la place de l’autre. Selon l’âge que l’on a, mais aussi selon qu’on doive se mettre à la place d’un “Caucasien” ou d’un “Africain”.
une copine a sa journée d'accueil à l'INSPE (les nouveaux IUFM/ESPE = là où on forme les profs) de Paris 4 ce matin.
— Morgane Merteuil (@MorganeMerteuil) September 4, 2019
Au programme, les différences de capacités cognitives/empathiques entre "caucasiens" et "africains". pic.twitter.com/xhzJqswEoe
La juxtaposition des deux termes, noir sur blanc au tableau, vous fait aussi sursauter ? C’est normal, et ça tient à bien autre chose qu’un tropisme bien-pensant qu’ont pu cingler certains commentaires tandis que la polémique enflait ces derniers jours.
C’est illégal
La première explication est tout bonnement juridique. En France (comme dans d’autres pays d’Europe), l’utilisation de catégories raciales ou ethno-raciales est interdite. C’est illégal de mobiliser de tels termes dans un compte-rendu, mais c’est aussi interdit d’interroger les gens sur leur prétendue identité raciale, que ce soit par questionnaire ou de visu. On ne traite tout simplement pas ce type de données.
C’est pour cela que, souvent, les chercheurs évoquent par exemple comme critère le fait qu’une personne ait un ou deux parents “né(s) à l’étranger” ou encore des parents de telle ou telle autre nationalité : c’est le maximum de ce que la loi autorise. Ces nuances-là ne diront pas tout de son origine loin s’en faut, mais préciseront un peu l’ascendance de l’intéressé, tout en restant dans les clous du droit.
Car la loi stipule bien, en effet, que seule la police est habilitée par la CNIL à mobiliser des termes ethno-raciaux. C’est le fameux “individu de type caucasien”, souvent moqué d’une voix de robot, qu’on retrouve dans les fiches personnelles de signalement au fichier STIC, mais uniquement pour des auteurs d’infractions constatées : depuis Vichy, l'idée de surveiller et ficher la population depuis son histoire familiale ou une identité qu’on viendrait figer dans un registre est hautement inflammable.
Ainsi, une brève recherche non exhaustive montre que les occurrences du terme "caucasien" dans les médias semblent rarissimes avant les années 2010 (avec un sujet sur le fichage, l'autre sur la chirurgie esthétique dans les archives radiophoniques). A l'INA, la documentation précise même n'avoir aucune présence du mot dans les notices des archives télé jusqu'en 2003 (sur TF1). Avant une banalisation rapide ? En fouillant dans les archives de Radio France, on débusque sur France Inter le 19 juin 2017 un extrait d'interview sélectionné pour le journal de 7 heures au lendemain d'un attentat qui vient de se produire à Londres, et ce témoin qui raconte, en anglais :
A 100 mètres il y a l'entrée de la mosquée, les gens sortent et Bang ! il les percute. Il savait très bien ce qu'il faisait [...] Il avait un type caucasien et il avait l'air très content, il l'a fait délibérément!
Des relents de XIXe siècle racialisant
Car au fond, si vous sursautez en lisant “Africain” et “Caucasien”, c’est parce que les termes projetés mercredi 4 septembre à Paris charrient d’abord un imaginaire policier. C’est en effet au XIXe siècle, dans le cadre de l’histoire de l’identification des personnes et en particulier pour contrôler la récidive, que le mot “caucasien” s’installe en France.
Longtemps utilisé dans ce cadre sous le haut patronage d’Alphonse Bertillon, le terme s’extrade ensuite dans le registre médical. Cherchez à l’aveuglette sur google, et vous trouverez par exemple un numéro de la Revue de médecine interne de 2008 qui publie un article intitulé “Comparaison des patients caucasiens et non caucasiens au cours de la maladie de Takayasu”. Dans les archives radiophoniques, on découvre aussi qu'on évoquait par exemple à l'antenne, dans les années 90, les "caractères caucasiens" ou "polynésiens" d’un squelette vieux de 9 000 ans découvert en 1985.
S’il a longtemps été considéré plutôt banal dans un contexte médical, le terme n’est pas tout à fait anodin pour autant. La preuve : des recommandations, signées du conseil des éditeurs de manuels scientifiques (“The Council of Science Editors Manual for Authors, Editors, and Publishers”) sont désormais publiées, pour en contenir l’usage dans un registre bio-médical. C’est le cas par exemple dans un manuel de 2014 dont la huitième édition est consultable par ici, et qui stipule, a minima, que les termes en question sont “basés sur une théorie dépassée de distinction raciale”:
At a minimum, journals should follow the guidance of the Council of Science Editors in prohibiting use of the term “Caucasian,” which, like “Caucasoid,” “Mongoloid,” and “Negroid,” is “based on an outmoded theory of racial distinction.
Discutable aussi chez "les anglo-saxons"
Alors que la polémique grimpait en intensité, l’université Paris Descartes a d’abord, très vite, plaidé sur twitter “une diapo sortie de son contexte”. Arguant que le document était incriminé alors que le principe de l’étude visait justement “l’éducation à la tolérance”.
Puis c’est le Laboratoire de psychologie du développement et de l'éducation de l'enfant (LaPsyDé), derrière l’étude en question, qui a communiqué à son tour, arguant d’un tropisme anglo-saxon dans un mea culpa un chouia alambiqué :
Cette terminologie est celle utilisée dans les articles scientifiques en anglais de notre domaine. Ceci étant dit nous n’aurions pas dû l’utiliser dans le cadre d’une conférence grand public.
1. ces catégories renvoient aux stimuli présentés aux participants, 2. Cette terminologie est celle utilisée dans les articles scientifiques en anglais de notre domaine. Ceci étant dit nous n’aurions pas dû l’utiliser dans le cadre d’une conférence grand public.
— LaPsyDÉ (@lapsyde) September 4, 2019
Le grand public, béotien, n’aurait donc rien compris, guère habitué qu’il est à lire des publications sur les discriminations et les stéréotypes raciaux en langue anglaise ? A moins que ce ne soit les chercheuses aux manettes de l’étude qui auraient au fond péché par anglicisme ? Pourtant, même en anglais, on juxtapose rarement les substantifs “Africain” et “Caucasien” en toute rigueur. Pour la bonne raison qu’on lira plus souvent “afro-american”, qu’”african”, et rarement sans mobiliser d’autres catégories raciales : “Africain”, ramassé en un seul terme, implique une communauté de destin qui peut sembler aberrante selon qu’on évoque un adolescent Français né de parents issus d’Algérie, des Comores, ou le descendant d’une famille sud-africaine...
De même, il est faux de dire qu’aux Etats-Unis les gens se qualifient eux-même banalement de “Caucasien”, qui plus est en opposition à “Africain”. Le terme “Caucasien”, même “dans un contexte anglo-saxon”, fleure d’abord les enquêtes de police judiciaire - bien davantage qu’un quotidien administratif ou civique. Et même aux Etats-Unis, ces catégories ethno-raciales n’existent pas hors sol, sans être au fond enracinées dans une histoire, qui est aussi une histoire coloniale et raciste. Ainsi, ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas illégales qu’elles seraient neutres et inoffensives.
Tous les dix ans, les habitants des Etats-Unis doivent certes répondre au recensement, et c’est vrai que c’est obligatoire (moyennant une amende d'environ 5000 euros pour les récalcitrants). Mais les réponses demeurent libres, et n’importe qui peut par exemple omettre de cocher qu’il est “hispanique”. Surtout, en termes de catégories, ce recensement ne mélange pas les registres : une première case concerne une “race” "blanc" ou "noir ". ; et une autre, une "ethnie" : "Caucasien" (blanc d'origine européenne), "Asiatique", "Hispanique" …
Alors que le prochain recensement se profile en 2020 aux Etats-Unis, l’historien Benoit Bréville rappelait d’ailleurs (dans l'édition de juillet 2019 du Monde diplomatique) que même aux Etats-Unis, les enjeux du recensement de ne sont pas à minimiser :
Pour l’édition 2020, l’administration de M. Donald Trump a prévu d’insérer une question qu’on ne posait plus depuis soixante-dix ans : êtes-vous de nationalité américaine ? D’après le centre Shorenstein de l’université Harvard, cette seule demande pourrait conduire plus de six millions d’immigrés hispaniques à refuser de s’enregistrer, surtout dans des villes et des États démocrates, qui se trouveraient ainsi pénalisés. Dans le contexte de chasse aux migrants lancée par le président, certains habitants pourraient en effet craindre que ces données soient utilisées à mauvais escient, et notamment transmises aux services de police ou de l’immigration. Car le Bureau du recensement a déjà enfreint la règle de confidentialité. Pendant la seconde guerre mondiale, il a communiqué à d’autres administrations des informations ayant conduit à l’internement de résidents d’origine japonaise. Plus récemment, après les attentats du 11-Septembre, il a révélé aux services de renseignement les quartiers concentrant de nombreux résidents d’origine irakienne ou égyptienne.
Race… et histoire
En isolant deux de ces termes de façon brute, le document polémique projeté devant les futurs enseignants à Paris contribue à naturaliser les individus auquel il fait référence (ici, des avatars, à qui on demandait aux gens de s’identifier en fonction de leur âge). Dit plus simplement, en procédant ainsi on accrédite l’idée qu’il y aurait bien des races biologiques, qui existeraient naturellement. Alors que ceux qui défendent l’usage du terme “race” aujourd’hui, dans les travaux de sciences sociales et/ou dans le débat public, ne parlent jamais de la race biologique mais bien d’une histoire sociale. Précisément en faisant la démonstration d’une stigmatisation dans le viseur d’un racisme essentialisant.
Dès lors, utiliser des termes naturalisants aussi marqués historiquement (et policièrement) en prétendant dénoncer les préjugés pose question. Pour autant, il ne faut pas se tromper et mettre toutes les critiques qui s’expriment depuis le mercredi de la rentrée dans le même sac. En effet, toutes les voix qui se sont élevées contre la “diapo” du scandale ne se sonnent pas l’alerte depuis le même endroit, épistémologiquement.
Quand, sur franceinfo, le démographe Patrick Simon déplore, en substance, une forme d’amateurisme dangereux dans l’usage de termes directement hérités de mesures raciales, il ne parle pas du même endroit que l’anthropologue Jean-Loup Amselle, qui étrille “une dérive inquiétante” (sur franceinfo toujours). Car Patrick Simon, à l’INED, revendique de longue date l’usage de statistiques ethniques pour mieux mettre au jour le racisme quotidien, tangible. A condition toutefois que les termes soient maîtrisés, et pas contre-productifs. Afin de révéler la part de tabou qui perdure aussi dans la tradition française, à refuser de penser non seulement la race, mais aussi la blanchité.
Un tropisme en vogue avec les neurosciences
Toutefois les chercheurs en sciences sociales qui ont dit (ou écrit) tout le mal qu’ils pensaient de l’étude présentée mercredi 4 septembre en formation partagent en guise de boussole commune une crainte : assister à vitesse grand V à une banalisation triviale de termes mal dégrossis, voire dangereux et tout bonnement racistes, à la faveur de l’essor massif d’un mariage longtemps improbable : celui qui unit les neurosciences aux sciences sociales.
Car, comme l'attestent les noms qui figurent en bas à droite des documents projetés, l’étude (encore parcellaire et pas forcément corroborée si l’on en croit les marges d’erreur annoncées) présentée par Ania Aïte (maîtresse de conférences en psychologie du développement à Paris Descartes) est extraite d’une recherche collective menée avec une doctorante qui travaille sur les stéréotypes, Manali Draperi (en thèse depuis 2017 et un master en sciences cognitives à l'Ecole normale supérieure). Or leur trajectoire à chacune éclaire aussi la polémique autour des termes projetés sous le nez des futurs enseignants.
Le sillon de ces deux chercheuses en sciences cognitives est en effet irrigué de tout un corpus de recherches en neurosciences, qui s'écrivent en anglais et souvent ne rechignent pas à utiliser des termes comme ceux qui font aujourd'hui scandale en France. Et c'est depuis ces recherches-là que des laboratoires (comme ceux par lesquels les deux chercheuses sont passées) entendent lire et décrire le monde social - y compris ses préjugés. Les termes "Caucasien" et "Africain" qui surgissent au tableau le 4 septembre témoignent-ils alors de vieux relents de théories qui infusent du côté d'une biologie datée, ou plutôt d'une offensive pleine d'avenir qui charrierait toute une sémantique nouvelle - quitte à balayer pas mal de tabous au passage?
Les chercheuses incriminées ne parlent en tous cas pas depuis des positions périphériques : la première, Aina Aïte, dépend du LaPsyDé, à la tête duquel on trouve aussi celui qui co-ridige la thèse de la seconde, Manali Draperi : Grégoire Borst. Or ce laboratoire prend en charge une partie de la formation des futurs enseignants et notamment leur acculturation aux sciences cognitives (via ce Master MEEF, par exemple, à raison de 9 heures de cours et de "conférences ponctuelles" comme celle d'Aina Aïte, précise l'Université Paris Descartes). Et dans le sillage de ce même laboratoire qu'ils peuvent désormais compléter leur formation avec le tout nouveau “DU en neuroéducation” qui vient de s’ouvrir cette année moyennant 112 heures de cours. Au mois de mai 2019, c’est justement Grégoire Borst qui répondait au journal Le Monde pour faire connaître cette formation créée sous l’aile de Jean-Michel Blanquer. Suite à la publication de cet article, l'université Descartes tient à préciser que ce "DU Neuroéducation n'a jamais été créé sous l'aile de Jean Michel Blanquer, il répond à une demande du monde de l'éducation et est le résultat d'une réflexion et d'un travail de conception mené à l'Université Paris Descartes". Et l'université de rappeler que le but de l'étude est précisément d'alerter "sur la nécessité de repenser en profondeur l'éducation à la tolérance pour lutter contre toutes les formes de discrimination".
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