Le premier Ballon d'or féminin a été décerné lundi 3 décembre à la Norvégienne Ada Hegerberg, jeune attaquante de l'Olympique lyonnais. Cette récompense a été créée en 1956 pour les hommes. Pourquoi a-t-il fallu attendre 62 ans pour la voir décerner aux femmes ?

Elle a 23 ans et affiche déjà trois Ligues des champions avec l'Olympique lyonnais. La Norvégienne Ada Hegerberg a brandi le premier Ballon d'or féminin de l'histoire, hier, lors de la cérémonie qui la sacrait meilleure joueuse de l'année. "C'est très important pour nous, les femmes. Jeunes filles, croyez en vous", a-t-elle déclaré durant la cérémonie, un peu entachée par une blague jugée sexiste du DJ Martin Solveig qui lui a demandé si elle savait "twerker".
Le Ballon d'or a été créé pour les hommes par le magazine France Football en 1956 (d'abord attribué aux joueurs européens, il récompense le meilleur joueur au monde depuis 2007). Pourquoi a-t-il fallu attendre six décennies pour voir cette récompense également décernée aux joueuses ; joueuses qui, pour plus de 75% d'entre elles, n'ont pas le ballon rond pour métier premier, devant travailler à côté pour subvenir à leurs besoins.
"Une sportwoman ne connaît pas l’habitude d’être protégée..." : le football féminin, longtemps censuré par les hommes
Une émission des Nouvelles vagues diffusée en juin 2016 apportait nombre d'éléments de réponse à cette question. Elle s'ouvrait d'ailleurs sur la lecture par Marie Richeux d'un texte de la préface Les Femmes de sport, du Baron de Vaux, écrite par l'écrivain et poète français Catulle Mendès. Ce texte date de 1885, année du tout premier match de football féminin de l'histoire à Londres, la fin du XIXe siècle ayant ensuite vu son épanouissement en Angleterre et en Ecosse. Ces lignes témoignent de l'accueil élégamment sexiste réservé aux premières femmes ayant fait irruption sur les terrains. Jugez vous-mêmes :
Qui peut prévoir jusqu’où s’émancipera la virilisation de la femme ? Je trouve un sujet d’inquiétude dans cette adaptation de la délicatesse féminine aux plus masculins exercices. La femme naguère, frêle et se sentant si précieuse dans sa fragilité, s’avouait à elle-même son besoin d’être défendue, et il y avait entre elle et nous cet adorable échange de toute la joie que nous accordait sa faiblesse contre la sécurité que lui donnait notre force. Mais une sportwoman ne connaît pas l’habitude d’être protégée, l’habitude du duel fera perdre aux femmes l’habitude du duo.
Pour la France, la première rencontre féminine n'eut lieu qu'en 1917, et le football féminin, après avoir vécu quelques années, fut radié des sports soutenus par la FSFSF en 1933. Déjà, en 1921, la Football Association (FA) l'avait interdit outre-Manche... Pourquoi cette censure ? Richard Duhautois et Bastien Drut expliquaient en juillet 2014 dans le Huffington Post que le football féminin fut en fait victime de son succès, prohibé parce que faisant de l'ombre à ces messieurs :
Une des équipes « star » de l'époque, les Dick, Kerr's Ladies, attiraient souvent plus de spectateurs que les équipes masculines. On dit souvent que l'interdiction du football féminin fait suite à un match des Dick, Kerr's Ladies en 1920 devant 53 000 personnes et 15 000 massées devant le stade... Les femmes attiraient trop de monde et la foule, c'est dangereux !
L'éternel contrôle du corps des femmes
Dans cette même émission des Nouvelles vagues, l'anthropologue Anne Saouter, auteur de l'ouvrage Des femmes et du sport (Payot), soulignait qu'il existait une véritable histoire anthropologique du corps des femmes, de leur puissance, de leurs performances, que les hommes avaient toujours cherché à contrôler (la blague de Martin Solveig n'en est-elle pas la preuve ?) :
L’anthropologie montre bien que dans toutes les sociétés, on retrouve une répartition traditionnelle des tâches entre masculin et féminin, on va féminiser certaines émotions et en masculiniser d’autres, et surtout on va hiérarchiser. Et dans toutes les sociétés le masculin vient au-dessus du féminin et il y a toujours eu cette recherche du contrôle du corps des femmes [...] à travers leur maternité mais aussi à travers d’autres types d’activités. Lorsque les femmes ont voulu s’approprier la pratique sportive, on a vu toute une série d’interdits par la science médicale. Le discours médical disait “Si vous pratiquez le sport vous allez perdre votre féminité”, mais c’était surtout perdre sa fonction procréatrice. Il y avait tout un discours sur les règles, la déformation du corps, la masculinisation du corps. On parlait de pousse de poils, le saut allait provoquer l’inversion de l’utérus… On a voulu faire peur aux femmes, dès qu’elles ont voulu intégrer le champ sportif. Ce qui dérangeait aussi, c’est qu’elles se rendaient plus visibles dans l’espace public, hors la répartition traditionnelle des espaces : les femmes sont dans l’espace privé, et les hommes dans l’espace public et politique.
L'anthropologue notait d'ailleurs que les entretiens qu'elle avait pu mener avec des joueuses témoignaient du fait que beaucoup d'entre elles avaient malheureusement intégré ce modèle :
Beaucoup vont justifier leur parcours marginal et marginalisé en disant “J’ai toujours été un garçon manqué, je grimpais aux arbres quand j’étais petite, je jouais au ballon avec les garçons dans la cour…”. Elles justifient leur parcours en s’enlevant une part de féminin, parce que pour pratiquer le sport, il faudrait être un peu masculine. Moi j’aime beaucoup faire référence à Nicole Abar, ancienne grande joueuse de foot, ancienne capitaine de l’équipe de France, qui quand elle s’entendait dire “Vous avez toujours été un garçon manqué”, répondait “Non, j’ai toujours été une fille réussie”. C’est plutôt ce genre de réponse qu’il faudrait faire.