Repères | Qui porte aujourd'hui un gilet jaune ? Combien sont-ils ? Où et avec quels profils sociologiques et politiques ? Eclairage au fil de nos programmes et de nos invités, à la veille d'un nouveau week end crucial pour ce mouvement.
Depuis le 17 novembre, le mouvement des "gilets jaunes" a pris une telle ampleur qu'il a obligé Emmanuel Macron à reculer significativement dans ses réformes. Une première après qui sont allées crescendo : des interpellations, du vandalisme, des blessés et même des morts. La colère va désormais bien au-delà des premières revendications, avec des images, en particulier de Paris, qui ont fait le tour du monde. Retour sur les visages de cette contestation à la veille de "l'acte IV" d'une mobilisation inédite, historique disent déjà certains, grâce à nos programmes de ces derniers jours.
"Un noyau dur de quelques dizaines de milliers de personnes et deux autres strates"
"C'est un mouvement politique en permanente mutation; aujourd'hui, l'agrégation de toutes les colères contre Emmanuel Macron", expliquait ce mercredi Jérôme Fourquet, de l'Ifop, dans "Les Matins". Le département Opinion de son Institut a enquêté sur ce sujet et si "on veut regarder objectivement les choses, précise son responsable, on a trois strates" :
- "un noyau dur de quelques dizaines de milliers de personnes, qui sont dans les manifestations, sur les points de blocage et qui passent nuits et jours sur les rond-points et se relaient.
- un halo de gens qui se définissent dans nos enquêtes comme 'gilets jaunes'. C’est 20% de la population, c'est beaucoup.
- des personnes qui ne se sentent pas 'gilets jaunes' mais qui éprouvent de la sympathie et qui pèsent environ 50% de la population sondée"
"Il est intéressant de noter", souligne Jérôme Fourquet, "que les 70% obtenus par le cumul des deux dernières strates correspondent à peu de choses près au chiffre de ceux qui dans d'autres enquêtes se disent mécontents d'Emmanuel Macron".
Pour ce samedi, l'Elysée a dit de son côté redouter à Paris un "noyau dur radicalisé" de "gilets jaunes" venus "pour casser et pour tuer". L'exécutif faisant état "d'appels à tuer et à venir armé afin de s'en prendre notamment aux parlementaires et aux forces de l'ordre". Depuis le début du mouvement, la participation est en baisse d'après le ministère de l'Intérieur : 282 000 manifestants le 17 novembre, 166 000 le 24 novembre et 136 000 le 1er décembre.
"Plutôt dans les catégories populaires"
Les 20% qui se reconnaissent plutôt "gilets jaunes" se recrutent "plutôt dans les catégories populaires", selon Jérôme Fourquet, "plutôt dans la France périphérique ou rurale". "C'est la France des fins de mois difficiles. Pas forcément les plus pauvres, ceux qui sont plus à la ligne de flottaison, qui disent qu’une fois qu’ils ont tout payé, ils ne peuvent plus amener, de temps en temps, leurs enfants au cinéma, qu’il y a quelques années ils partaient en vacances et qu'ils ne le font plus. Ce sont des gens aussi qui ne se sentent pas représentés."
Ces analyses trouvent un parfait écho dans deux portraits proposés ce mercredi et jeudi dans nos journaux et sur notre site.
Celui de Jean-Christophe Haro, "gilet jaune" de la première heure rencontré en Lorraine par Mélanie Juvé. "On ne parle jamais de nous", confie notamment ce patron d'une PME :
Et celui de Nathalie Rousseau, 50 ans, préparatrice en pharmacie qui gagne 2 000 euros par mois : "On donne, on donne et au final, on est obligé de se serrer la ceinture et l'on finit par se dire "stop". "Je fais partie de la classe moyenne et même la classe moyenne, elle a du mal. Je n'imagine même pas les gens qui gagnent beaucoup moins que moi", explique celle qui en arrive à se demander si elle n'aurait pas mieux fait de ne pas faire d'enfants, "parce que je me demande quel avenir on va leur donner."
Les femmes très présentes dans cette mobilisation, beaucoup élevant seules leurs enfants, comme le montrait mardi encore un reportage de France 3 près de Rouen. Dans un article sur notre site, de Chloé Leprince, qui convoque huit sociologues pour décrypter ce mouvement, on apprend même qu'il y aurait presque autant de femmes que d’hommes mobilisées. “Alors même que, d’habitude, dans les activités publiques, ce sont les hommes qui sont placés sur le devant de la scène, particulièrement en milieu rural”, précise le sociologue Benoît Coquard, qui distingue même de nombreuses femmes à l’origine de la mobilisation là où il s’est rendu.
Il n'existe pas d'homogénéité politique dans ce mouvement, estime encore Jérôme Fourquet. Les "gilets jaunes" recrutent selon lui "dans les rangs du Rassemblement National, des abstentionnistes, de la France Insoumise, de Nicolas Dupont-Aignan et un peu ailleurs également ; donc c'est un peu hétéroclite". Et de conclure :
On peut dire qu’on a assisté au dégagisme par le haut de la part d’une certaine France, plutôt insérée, il y a un an et demi, qui a balayé le vieux monde politique. Et là, on a la réplique avec un dégagisme par le bas avec des catégories qui ne se sont pas reconnues dans la République en marche mais qui critiquent très fortement toutes les autres oppositions politiques. Le ciment est la critique d’Emmanuel Macron, mais les autres responsables politiques sont très près derrière dans la hiérarchie des gens qui sont rejetés.
Une carte nouvelle et "plutôt homogène sur le territoire national"
Emmanuel Todd, invité lundi des Matins, a analysé les lieux de la contestation. D'après l'historien et anthropologue, "C'est sans doute là qu'est la nouveauté : la carte de la révolte des "gilets jaunes" ne correspond plus aux vieilles régions anthropologiques et religieuses." Emmanuel Todd revient sur la carte classique de la France qui a selon lui "structuré la vie politique et idéologique française pendant des siècles. Elle opposait une France centrale - une sorte de grand bassin parisien allant de Laon à Bordeaux, plus la façade méditerranéenne - laïque, déchristianisée, républicaine, à une France périphérique, qui était plutôt catholique, réactionnaire, autoritaire, inégalitaire. Pour les élections du Front populaire, vous voyez cette carte se révéler, alors que l'on parle de lutte des classes."
Mais cette fois, "honnêtement, je ne le vois pas. J'aimerais. Les techniques de mesures sont très compliquées sur des mouvements de gens qui en plus se déplacent pour aller sur des axes de circulation routière. Mais j'ai regardé toutes sortes de cartes et mon sentiment principal est que la carte de ces mouvements de "gilets jaunes" est plutôt homogène sur le territoire national.
"Les gilets de la Somme", un reportage des "Pieds sur Terre" diffusé cette semaine, fait tout de même entendre une forte opposition géographique. "Aujourd'hui, on est carrément des oubliés ! Tout est mis pour la ville, rien pour la campagne. Et on a des double, triple peine, c'est-à-dire que nous ne servons qu'à raquer. Où est passé le principe d'égalité ? C'est rien que pour les villes, les métropoles, et on est en train de flinguer la ruralité !", insiste ainsi l'un des cinq "gilets jaunes" de Doullens et Péronne interrogés par Rémi Dybowski-Douat et Valérie Borst.
"Une colère en éruption sur Facebook"
Traits d'union entre les "gilets jaunes" : les réseaux sociaux. Ils sont déterminants pour diffuser revendications, prises de parole et informations pratiques, en particulier sur Facebook. Journaliste et philosophe des médias, Clara Schmelck le détaillait à Guillaume Erner ce mercredi :
Alors que Twitter a été beaucoup plus employé par les journalistes, par les universitaires ou même aussi les "gilets jaunes" qui voulaient analyser davantage la situation ou faire remarquer des points plus saillants, plus organisés, sur Facebook, la colère est en éruption. C'est un volcan. C'est comme dans la vie réelle : venez comme vous êtes, de tous bords politiques. (...) C'est la manifestation des personnes qui sont au quotidien sur Facebook, qui ont l'habitude de raconter leur vie, d'aimer quelque chose, et là, ils se manifestent ensemble, dans une colère pas forcément commune mais qui se produit en même temps.
Clara Schmelck distingue aussi différents groupes Facebook qu'elle a pu observer. Une tendance apparaît, selon elle, en rupture totale avec le système démocratique et clame :
La démocratie représentative ne veut plus rien dire, c'est le groupe Facebook qui est le plus présent, qui crie le plus fort, qui fait le plus de live, qui est le plus suivi, éventuellement qui fait le plus de manifestations, qui a raison ! C'est là qu'il y a un risque de dérives : que certaines idées soient mises en avant dans le débat public, non en fonction de leur pertinence ou de leur impact sur la société, mais en fonction de quelques figures sur Facebook qui auront été les plus impressionnantes.
Crédits photo série de portraits : Stéphane de Sakutin, Damien Meyer, Frédérick Florin, Jean-Philippe Ksiazek, Raymond Roig, Sébastien Bozon, Fred Tanneau, Lucas Barioulet