En ces temps de confinement, nous renouons avec la solitude. Cause d'angoisse pour certains, elle est pour d'autres une façon de se ressourcer. Mais dans notre société ultra-connectée, il est de bon ton de se demander si l'on n'est jamais seuls. À moins que finalement, nous le soyons toujours.
Quand sommes-nous seuls ? Parce que l'homme est un animal grégaire, comme on a de cesse de le répéter, c'est dans notre rapport aux autres que se définit la solitude. En cela, il est difficile de faire la distinction entre être réellement seul et se sentir seul. À l'ère du numérique, tandis que le lien à autrui est permanent, certains sont physiquement plus isolés. Et si par elles nous ne sommes jamais vraiment esseulés, les technologies peuvent paradoxalement aggraver le sentiment de solitude, les périodes de confinement ont pu le prouver.
Mais l'expérience de la solitude peut aussi surgir entourés, au sein d'un groupe, en famille ou dans le couple. Alors, elle s'apparente davantage à un sentiment qu'à un état. Elle naîtrait d'attentes trop élevées, d'une recherche absolue de fusion avec autrui et de notre déception face à des échanges que l'on jugerait imparfaits. L'incompréhension des autres mais aussi notre unicité en tant qu'être humain font que nous sommes finalement tous et toujours, seuls. Social ou philosophique, bref passage en revue de la solitude dans tous ses états, avec peut-être la possibilité d'en tirer le meilleur parti !
Les conséquences multiples de l'isolement
Ce qu'on entend souvent par "solitude" est en fait de l'isolement. À savoir, un décalage entre nos attentes vis-à-vis de nos liens sociaux et la réalité qu'ils représentent. De cet écart émerge alors un ensemble de sentiments négatifs que nous associons à la solitude : l'absence de reconnaissance, l'incompréhension et même, la recherche de notre identité.
On pense ainsi au Robinson de Michel Tournier, seul sur son île au milieu de l'océan. Une île qui représente à elle seule tant la métaphore suprême de la solitude que celle de notre réalité intérieure. Une solitude que l'on n'accepte pas, que l'on rejette. Un refus premier qui laisse progressivement place une volonté de la combattre. Et si Robinson est dans une situation de survie physique, il est également en proie à des maux psychologiques et moraux, comme l'expliquait Jean-Pierre Zarader, invité des "Chemins de la philosophie" le 17 octobre 2011 :
C'est une question de survie dans la mesure où, ce qui guette Robinson, c'est le danger par excellence de la solitude. C'est l'abandon et par là, c'est de se laisser aller. Et c'est ce que traduit ici merveilleusement la métaphore de la souille, cette espèce de boue dans laquelle Robinson Crusoé se plonge en imitant les sangliers locaux qui habitent sur l'île et qui se réfugient dans la boue pour échapper aux moustiques.
L'isolement peut avoir des conséquences tant psychiques que physiques. D'un point de vue sanitaire, il a ainsi été prouvé que l'isolement social agit sur une majorité de maladies chroniques, des pathologies cardiaques aux cancers. De même que le manque d'activité physique ou la consommation d'alcool et de tabac, il aurait des conséquences sur les maladies neurodégénératives. Plus encore, une vie sociale réduite pourrait agir sur notre système immunitaire et engendrer l'apparition de maladies auto-immunes.
Force est constater que ce désastre contemporain est un fléau qui dépasserait ainsi la simple détresse émotionnelle. Tant et si bien, que le problème a été pris à bras le corps par certains dirigeants, comme en Grande-Bretagne, où en 2018, Theresa May décida de nommer un ministre de la Solitude. Un secrétaire d'État, en charge des personnes isolées, afin de renouer le dialogue des relations humaines dès lors érigées en priorité nationale.
Thomas Cluzel racontait en 2018 dans sa Revue de presse internationale comment l'Angleterre devenait pionnière en la matière, à une époque où elle s'isolait elle-même du reste de l'Europe.
Jeunes solitaires à l'ère du numérique
Parce qu'elle semble être source de nombreux maux, la solitude fait peur. Mais cette angoisse est plus profonde que les conséquences physiques qu'elle engendre. Au-delà de l'isolement, elle s'explique par notre crainte du rejet, voire de la mort. Car être seul, c'est aussi se retrouver face à soi-même et au vide existentiel. Un vide que l'on tend à combler en créant du divertissement et en faisant le choix de "conduites d'évitement". On évacue ainsi les problématique existentielles pour choisir de simplement passer le temps. En se créant des illusions.
Ces illusions sont multiples. Aujourd'hui, nous retrouvons leur réalisation la plus concrète dans nos usages numériques. Et si les jeunes sont les plus à même d'y avoir recours, ils semblent également être les plus enclins à être touchés par la solitude. Au Royaume-Uni, une enquête de la BBC effectuée en 2018 auprès de plus de 55 000 participants, a ainsi démontré que ceux-ci se sentaient plus seuls que les autres catégories de la population. 40 % des 16-24 ans ont déclaré en souffrir. Une tendance qui a été confirmée par d'autres sondages menés par le Projet Éden en 2015 et le Bureau des statistiques nationales britannique, en 2017. En France, une étude réalisée en janvier 2019 par l'institut BVA démontre que cette proportion grimpe à 60%. Selon l'association Astrée, en lutte pour le lien social et à l'origine des Journées de la solitude, les collégiens seraient parmi les plus plus touchés : ils sont 43% a affirmer connaître régulièrement ce sentiment.
Bien que la solitude soit a priori assimilée aux personnes âgées par leur état d'isolement physique, l'expérience de solitude est chez les jeunes le fruit d'une difficulté à se lier aux autres. En pleine construction sociale et à un âge où l'on établit ses propres normes pour se séparer des adultes, il n'est pas rare que la sensation d'être exclu se fasse jour.
L'usage des écrans peut alors venir renforcer ce ressenti. Si nous disposons d'une multitude de moyens de communication, allant des réseaux sociaux aux jeux en ligne, en passant par les messageries instantanées, ces partages d'expériences et d'informations ne suffisent pas à combler certains manques. Bien au contraire, selon Serry Turkle, professeure de psychologie au MIT, l'usage intensif d'internet serait générateur de phobie sociale, voire de dépression. La chercheuse rappelle dans son ouvrage Seuls ensemble (Éd. L’Échappée, 2015), que privilégier une communication via les nouvelles technologie plutôt qu'un réel face-à-face ne créerait qu'une sensation factice de contact et renforcerait par là le sentiment de solitude, chose que semblent confirmer près de 70% des Français.
Les hautes cimes esseulées du pouvoir
Mais si la solitude subie peut paraître triviale et misérable, elle est aussi l'apanage des puissants. Le pouvoir contient par son exercice même, une certaine dose d'enfermement et d'isolement. Surtout quand il est absolu.
Une expérience solitaire que la monarchie érigeait en modèle. Une sorte d'idéal permettant au roi de conserver l'avantage et un contrôle sans partage dans sa liberté de décision. Ainsi Louis XIV écrivait dans ses Mémoires : "L'autorité partagée n'est jamais si forte que lorsqu'elle est toute réunie dans une seule personne." Une évidence quand on connaît la conception absolutiste du souverain. Cette indivisibilité du pouvoir, on la retrouve dans l'usage du secret, autre privilège de la solitude : "C'est la gloire d'un grand roi d'être secret en ses Conseils. Et l'on ne peut lui faire une injure plus sensible que de vouloir pénétrer dans ses intentions." Un isolement lié à la sacralité de la fonction, donc. Mais qui conserve toutefois un aspect sinistre, inhérent à l'autorité du chef. Napoléon entrant pour la première fois aux Tuileries, à la suite du coup d'État du 18 Brumaire, en 1800, aurait déclaré : "C'est triste, comme la grandeur."
Il est intéressant de se demander si cette solitude si naturelle du roi ou de l'empereur perdure sous notre Ve République, souvent qualifiée de monarchique. Car cela semble se vérifier en partie par le processus même de prise de décision. Ainsi, le Président, plus que n'importe quel autre homme qui nous gouverne, doit assumer des arbitrages dont la responsabilité revient à lui seul. Comme une façon pour l'opinion de savoir à quelle figure s'en référer en cas d'échec. Le journaliste Jean-Michel Djian, rappelait ainsi le 26 avril 2015 dans l'Atelier du pouvoir que cela émanait d'une volonté du général De Gaulle de se hisser dans ses hautes tours et ne pas en redescendre.
Quand en 1958, il écrit la Constitution de la Ve République, il est évident qu'il la crée à son image. C'est quand même celle d'un personnage qui veut voir les choses d'en haut. Il le dit lui-même : "Je veux monter sur les sommets et ne plus en redescendre" quand en 1958, il a institué cette fonction présidentielle avec sept ans à regarder devant, donc à travailler sur le long terme. Et quand il met un premier ministre en fonction pour tenir son gouvernement, c'est pour lui prendre de la distance, de la hauteur, donc du silence et de la solitude.
"Aujourd'hui, je suis seul", écrivait ainsi Pompidou le jour de son entrée à l'Élysée, qu'il comparait par ailleurs à une prison. Cette phrase peut à elle seule résumer le poids d'une responsabilité, tout comme celui de décisions présidentielles qui ne se partagent pas. Notamment en matière de conduite militaire et de politique internationale. On repensera ainsi à la sortie de la Guerre froide sous François Mitterrand, à la gestion de la guerre d'Algérie par le général De Gaulle ou encore à François Hollande, après l'attentat du Bataclan.
Aussi, l'historien allemand Ernst Kantorowicz, dans une réflexion restée célèbre sur les deux corps du roi, évoque ce qu'il nomme les mystères de l'État. Parce que le pouvoir détient une dimension sacrée, c'est la part de mystère autour du monarque qui l'isole de ses sujets, par le pouvoir qu'il exerce sur ces derniers. Face à cette solitude, les grands acteurs politiques réagissent différemment en fonction de leur caractère. Mais qu'ils en souffrent ou s'en accommodent, tout cela ressemble pour ce qu'elle est à une malédiction nécessaire, l'incarnation de leur pouvoir. Et finalement, qu'il soit issu du peuple ou non, il est par essence solitaire. Sa force autant que son talon d'Achille.
Des vertus de la solitude
Mais, forts ou puissants, la solitude ne pourrait-elle pas plutôt être appréciée comme une solution pour chacun d'entre nous ? Un remède à la souffrance et une meilleure façon d'appréhender notre rapport au monde ?
Pour le psychanalyste Alain Delourme, il s'agit de ne plus fuir la solitude via de vaines distractions mais de la considérer comme un art de vivre, que l'on accueille pour faire le point avec soi-même. Et c'est justement parce que nous vivons de nos rencontres aux autres, de ces retrouvailles qui scandent nos existences, que nous en perdons parfois le sens profond. Réfléchir à ces enjeux et les comprendre, c'est ce que permet la solitude, en renouant avec le souvenir, mais aussi avec le sacré et le spirituel. Cette pensée solitaire dépouille notre quotidien de ce qui l'encombre, comme il l'expliquait dans les Discussions du soir du 7 décembre 2016 :
Les conduites d'évitement prennent un temps considérable dans nos existences. Je rejoins Edgar Morin quand il dit que "se débarrasser de l'inessentiel, tel est l'essentiel pour l'homme." C'est en cela que consiste mon travail, pour ce qui me concerne d'abord, mais aussi pour les gens que j'accompagne : se débarrasser de l'inessentiel, comme ça on fait du ménage, on nettoie. Et les thèmes essentiels que l'on avait enfouis resurgissent alors : l'amour, la liberté, la solitude, la mort. C'est à nous de les affronter, de les apprivoiser, de manière à leur rendre toute leur beauté existentielle.
En cela, nous ne sommes jamais véritablement seuls dans la solitude. Car en relation avec l'humanité, la nature et le souvenir des êtres qui comptent et qui ont compté, nous sortons de l'isolement. Nous sortons de notre ego construit en fonction d'autrui pour retrouver le "je", libre. Alors, c'est le sentiment de n'être rien au regard des autres qui devient douloureux et non plus la solitude, qui nous offre des liens spirituels. La vie publique peut ainsi être une plus grande source de souffrances que celle que nous menons de façon solitaire.
La solitude serait alors un sentiment à explorer, la difficulté n'est non plus en elle mais dans un mauvais usage de nos liens sociaux. C'est un moment nécessaire, une hygiène de l'esprit, si l'on s'en réfère à Vauvenargues, pour apprécier ceux de partage et nous rendre plus sensibles à ces instants. On revoit ainsi à la baisse notre désir d'être compris à chaque moment. Enfin nous pouvons nous rappeler avec Christophe André (La Vie intérieure, 7 juillet 2017) que c'est peut-être notre humanité qui, en nous rendant sociables, fait aussi de nous des êtres solitaires.
Avez vous remarqué qu'il n'existe pas de mot pour décrire le contraire de la solitude ou des mots approximatifs ? La compagnie, la société, l'accompagnement, le sentiment inverse de la solitude, c'est le sentiment d'être en lien. Ce sont tous les moments de partage, d'intimité, de complicité qui seront suivis de moments de solitude avant que de nouveaux instants de communion ne resurgissent. Être humain, c'est accepter sincèrement sa part de solitude ontologique. Il y aura toujours une petite part de nous non transmissible et non partageable. Et savoir que ce sentiment est éprouvé par tous les humains nous permet peut-être de nous sentir un peu moins seuls