« Délire à deux… (à tant qu’on veut) », d’Eugène Ionesco (critique), Le Lucernaire à Paris
Les deux font la… guerre Laura Plas Les Trois Coups.com | France Culture.fr
La compa gnie Yaota nous donne une délicieuse occasion de redécouvrir « Délire à deux », d’Eugène Ionesco. Une bande-son pleine de surprises, une mise en scène ingénieuse et surtout un duo d’acteurs infernaux font de cette tragédie hilarante une réussite.

Fin juillet. Au cinéma, les bluettes succèdent aux comédies grasses. Les théâtres publics ont fermé. Cap sur les festivals. Que reste-t-il à ceux qui battent le pavé parisien ? Le Lucernaire, par exemple. Sa petite salle Rouge accueille en particulier jusqu’à la rentrée Délire à deux d’Eugène Ionesco. Un texte d’anthologie : court mais fourmillant de péripéties, drôle et noir comme une scène de ménage interminable sur fond de guerre.
Comme dans la Leçon , le langage y referme ses mâchoires sur la logique. Nous nous perdons dans ses spirales alambiquées à l’image de ses deux protagonistes acharnés à se disputer sur l’identité ou la différence entre la tortue et le limaçon. Comme dans les Chaises , voici en effet Monsieur et Madame isolés du monde. L’eau ne monte pas tout autour mais la guerre entre deux quartiers interdit de sortir. Aucune alternative, il faut rester et se supporter. Délire à deux , ce serait les vieux des Chaises des années avant les couches pour adultes, mais bien après l’amour.
« C’est ça la communauté, ils se tuent les uns les autres »
Ce pourrait être un drame bourgeois, un truc à la Guitry sur les affres du mariage avec langage châtié et petites piques. C’est autre chose. « Elle » et « Lui » (ils n’ont pas de nom en effet, et c’est tout dire) représentent le couple universel, mais plus généralement les querelles qui surgissent pour des motifs stupides ou des raisons que l’on croit excellentes et qui sont mauvaises. Incapables de se quitter (« J’aime mieux m’embêter à la maison » dit-il), ils le sont tout autant de vivre ensemble (« Pour l’amour de toi, je m’embête »). Or, ce couple-là vit à l’intérieur de son appartement ce que d’autres vivent au dehors : la guerre, c’est-à-dire l’incapacité des hommes à vivre seuls comme à vivre ensemble. Une des qualités de la mise en scène que propose Rachel André est de faire entendre ces résonances.
D’abord, le décor échappe au naturalisme. Un mur de portes nous révèle vite le fond de scène. On se sait donc dans un théâtre. Le domicile conjugal n’est ainsi que le signe d’autre chose. Modulable, le mur du fond a la même labilité que le langage. Il dégorge des objets, crée le danger : c’est un véritable troisième personnage qui nous éloigne du drame bourgeois. On a su ici faire avec peu de moyens, mais avec une fine lecture, comme dans le domaine de la mise en scène ou des costumes. Ces derniers, en effet, font des deux personnages des espèces de clowns tyroliens. Les accessoires finissent de déconstruire l’illusion réaliste puisque l’objet ne répond pas à la définition qu’on en donne.
Ensuite, la bande-son instaure une inquiétante étrangeté quand elle n’introduit pas une sorte d’humour noir. La création sonore de Julien Cousset est plus qu’intéressante. Mais, surtout, le jeu des comédiens et leur direction donne au texte d’Ionesco vivacité et profondeur. On aurait pu faire trop confiance à la mécanique du langage et négliger le jeu : il n’en est rien. On se souviendra en particulier d’un dîner au saucisson où toute une pantomime résume ce que les mots ne sauraient dire. Désopilant ! Si on délire avec Ionesco, c’est bien grâce à ces deux-là. Féroces, alertes, Rachel André et Benjamin Tholozan démontrent une grande intelligence de la difficile partition qu’ils exécutent avec talent. ¶
Laura Plas
Délire à deux… (à tant qu’on veut) , d’Eugène Ionesco
Cie Yaota
Mise en scène : Rachel André
Avec : Rachel André et Benjamin Tholozan
Assistante à la mise en scène : Élisabeth de Ereño
Collaboration artistique : Pierre-Louis Gallo
Scénographie et lumières : Xavier Lescat
Création sonore : Julien Cousset
Costumes : Manuela André
Le Lucernaire • 53, rue Notre-Dame-des-Champs • 75006 Paris
Métro : ligne 4, arrêt Vavin, ligne 12, arrêt Notre-Dame-des-Champs
Réservations : 01 45 44 57 34
Site du théâtre : www.lucernaire.fr
Du 27 juin au 25 septembre 2014, du mardi au samedi à 18 heures, relâche le samedi 23 août
Durée : 50 minutes
25 € | 20 € | 15 € | 10 €
À partir de 10 ans