Portraits croisés | Après deux ans et demi de travaux, le Théâtre du Châtelet rouvre ses portes le 13 septembre. S'il retrouve son aspect coloré initial, ses installations et sa direction ont été renouvelées pour le rendre plus citoyen. De son côté, le Théâtre de la Porte Saint-Martin oeuvre pour renouveler son public.

La hache de guerre entre théâtre public et théâtre privé serait elle sur le point d'être enterrée? Pour l'instant, les deux mondes se regardent encore de loin et s'ignorent mais, un début de changement est en cours dans quelques institutions parisiennes. Le théâtre du Châtelet s'inspire pour sa programmation et sa gestion des théâtres privés, quand le théâtre de la Porte saint Martin veut améliorer la qualité artistique de sa programmation pour s'aligner sur le niveau des scènes publiques. Chacun à son niveau opère donc une petite révolution.
Célébrité sur la scène internationale, Ruth Mackenzie arrive à Paris pour diriger le Théâtre du Châtelet. Le théâtre musical de la capitale rouvre ses portes le 13 septembre, après deux ans et demi de travaux, financés par son propriétaire - la mairie de Paris - à hauteur de 26 millions et demi d'euros. Avec son binôme Thomas Lauriot dit Prévost, la nouvelle directrice veut faire bouger les lignes du théâtre public subventionné. Son objectif est l'ouverture à tous les citoyens via un renouvellement des spectacles, des ressources et de la billetterie. Un coup de frais venu de recettes très britanniques.
Nous sommes dans un système absurde où l’impôt de tout le monde finance la culture pour l’élite.
Thomas Lauriot dit Prévost dans Libération le 28 mars dernier
Théâtre public : l'urgence d'aller chercher un nouveau public
La grande ambition de Ruth Mackenzie n'est pas de faire venir un nouveau public mais d'aller le chercher là il où il est. Depuis presque un an, pendant les travaux du théâtre, elle a donc eu l'obsession d'aller entendre ce public pour lui demander ce qu'il souhaiterait voir et entendre au théâtre du Châtelet, voir au théâtre en général. Réunions en mairie d'arrondissement, dans l'espace public, à Paris Plages par exemple, et consultations en ligne ont fait réagir près de 8 000 personnes, bien au-delà du cercle d'environ 2 000 abonnés ou habitués.
Les gens qui nous ont répondu nous ont dit qu'ils voulaient que le théâtre fasse en priorité des choses pour et avec les jeunes et les familles. Ils demandent de faire perdurer la tradition du Théâtre du Châtelet, c'est-à-dire de faire du théâtre pour tout le monde.
Ruth Mackenzie, nouvelle directrice du Théâtre du Châtelet
Pour la nouvelle directrice du Théâtre du Châtelet, ces rencontres qui vont se poursuivre (lors de la nuit des débats au Châtelet à la mi-octobre mais également via le site internet du théâtre) sont indispensables pour réduire "le déficit démocratique" dont souffre le théâtre français aujourd'hui. Dans un vaste projet qu'elle intitule Châtelet 2030, Ruth Mackenzie a donc décidé d'appliquer certaines recettes testées et approuvées en Grande-Bretagne.

- L'ouverture vers la banlieue, le Grand Paris
Il y a un public très éloigné du théâtre que les tentatives tarifaires et de communication n'ont pour l'instant pas convaincu. Le Théâtre du Châtelet va donc proposer de vraies réformes tarifaires. 10 000 places à 10 euros seront ouvertes pour les moins de 25 ans, 1 000 places par spectacle seront gratuites et le théâtre propose également au public de jouer les Robins des bois avec des places libellées "Robin des bois". Il s'agit de proposer au spectateur d'acheter une place qui sera ensuite distribuée à un public moins favorisé économiquement.
Outre ces mesures tarifaires, le grand pari du théâtre est de "faire avec" dans une forme de théâtre participatif généralisé.
Je n'ai cessé depuis mes 21 ans de travailler l'aspect social du théâtre et j'ai vite compris que vouloir faire venir des gens qui ne viennent jamais au théâtre n'est pas la bonne approche. Ce qu'il faut c'est faire avec eux.
Ruth Mackenzie
Au Châtelet, elle a donc demandé à l'artiste Abd el Malik de monter une version des Justes de Camus avec des jeunes d'Aulnay-sous-Bois qui ont suivi des ateliers d'écriture pour cette oeuvre. Le chanteur-compositeur Damon Albarn est lui en plein travail avec des habitants de Montreuil (93) afin de monter un opéra inspiré de culture malienne. Le spectacle d’ouverture du théâtre se fait lui avec des musiciens amateurs parisiens et une compagnie du Mozambique qui animera de grandes marionnettes lors d'une Parade entre l’Hôtel de ville de Paris et le théâtre.
- L'ouverture vers tous les artistes
Le Théâtre du Châtelet a l'ambition de devenir un laboratoire de création pour tous les artistes français comme internationaux avec des artistes qui ne viennent pas que pour le spectacle. Le théâtre demande à chacun de proposer des créations en prise avec la société d'aujourd'hui. Pour y parvenir, les artistes se disent très demandeurs de liens et d’ateliers avec les citoyens.
Il y a urgence à trouver des spectacles contemporains même lorsqu'il s'agit de réinvention. Le théâtre doit être activiste !
Ruth Mackenzie
De quoi poser la question de la place des auteurs contemporains et des formes artistiques contemporaines que le théâtre a l'ambition de sentir, de voir venir et de promouvoir avant tout le monde.
- Le développement de ressources propres
Pour financer ces ambitions, le choix de Ruth Mackenzie au Châtelet n'est pas un hasard. L'administratrice est rompue à là recherche de ressources propres innovantes. Le théâtre, depuis l'ère Jean Luc Choplin qui l'a dirigé depuis 2006, a perdu 20% de subventions publiques. La ville de Paris, lui vers 15 ,5 millions d'euros par an, soit 50% de son budget total de 30 millions d'euros. La billetterie lui rapporte environ 10 millions par an. Reste donc à trouver près de 5 millions via des mécènes. Un défi majeur dans cette (r)évolution du Théâtre du Châtelet pour lequel la nouvelle directrice a prévu d'investir 2 millions et demi d'euros dans une nouvelle direction du développement.
Il s'agit d'avoir les moyens de nos ambitions mais sans perdre l'âme du théâtre, qui est notre raison d'être et c'est un vrai défi.
Ruth Mackenzie
Dans ce contexte, vouloir que des spectacles subventionnés puissent aussi être rentables n'est plus un gros mot. Le théâtre public s'inspire en cela du théâtre privé. Quant au théâtre privé, il a aussi une carte à jouer en se rapprochant du théâtre subventionné.
C'est le grand plus de Ruth Mackenzie au Châtelet. Elle arrive de l'international sans être brouillée par nos vieilles querelles théâtre public versus théâtre privé. Elle trouve naturel de collaborer avec le privé si le contenu s'y prête et c'est un vrai coup de frais pour le théâtre aujourd'hui.
Jean Robert-Charrier, le directeur du Théâtre de la Porte Saint-Martin
Théâtre privé : miser sur l'artistique
Le théâtre privé n'échappe pas à la crise. Surreprésenté à Paris, peu de ses productions sont données en région. Trop chères et surtout pas assez exigeantes artistiquement pour des scènes publiques qui ont énormément de spectacles à présenter. Dans ce paysage, le jeune directeur du Théâtre de la Porte Saint-Martin à Paris opère lui aussi une petite révolution.

Aujourd'hui, le théâtre privé a un public vieillissant qui vient voir des spectacles bourgeois familiaux et souvent ennuyeux qui ne gênent plus personne. On pourrait continuer comme ça jusqu'à ce que les spectateurs passent l'arme à gauche mais c'est une vision à court terme. Il faut changer notre façon de faire du théâtre et cela passe par un renouvellement de la forme.
Jean Robert-Charrier, directeur du théâtre de la Porte Saint-Martin
Selon le jeune directeur, le handicap du théâtre privé est qu'il a trop longtemps misé sur des acteurs vedettes, qui rendent les spectacles très chers, au détriment d'un vrai travail de mise en scène. Pour y remédier, il a donc lancé il y a 4 ans l'idée d'accueillir chaque année dans son théâtre une production venue du subventionné. Ce sont les pièces de Joel Pommerat, pour lesquelles il a eu un coup de cœur, qui ont précipité son intuition.
Le problème du théâtre public est qu'il est payé par des citoyens qui ne peuvent pas aller voir les spectacles parce qu'ils ne sont joués que trop peu de fois. Ainsi, les pièces de Joel Pommerat par exemple n'y étaient vues que par 6 000 spectateurs. Nous, nous leur offrons 60 représentations, la moyenne dans le théâtre privé. Cela fait en gros 60 000 spectateurs de plus !
Jean Robert-Charrier
Seulement, pour faire venir ces nouveaux spectateurs, il a fallu les démarcher et surtout adapter la programmation du théâtre : la rendre plus exigeante, afin que ce soit cohérent pour les habitués comme pour les nouveaux venus. Un numéro d'équilibriste qui n'est pas toujours facile mais qui au fil du temps a permis au théâtre privé de pouvoir proposer certaines de ses créations sur des scènes publiques en région. Pari réussi donc, même si le directeur se demande toujours pourquoi son audace qu'il qualifie d’“évidence” est encore une exception dans l'univers du théâtre privé.
Ne nous y trompons pas, la collaboration entre théâtre public et théâtre privé est la meilleure façon de résoudre la crise que traverse le théâtre en France.
Jean Robert-Charrier